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LA CLEF – LE RETOUR


Il était gentil, mon Frérot ; on aurait dit que nous avions évoqué quelque anecdote presque amusante. J’étais complètement fracassé. J’ai fait bonne figure,
On a devisé quelque temps sur la marche du monde, le genre de renseignements qui s’échangent par les portes. Des bruits de couloir, quoi ! Je ris, mais c’est nerveux. Je n’ai même pas cherché à voir davantage de cette autre terre ; j’ai enregistré sans trop approfondir qu’il ne me l’a pas proposé, et qu’il était la seule personne que j’ai pu voir ; que nous n’avons jamais abordé quelle serait ma place chez eux. Il m’a remis une petite pastille qui me servirait de Sésame pour Peyrelade. Il m’a raccompagné à la poterne, donné l’accolade : Judas, va !
Je n’ai pas eu conscience du trajet de retour, tout se bouscule dans ma tête. J’ai du mal à fixer mes idées. Encore heureux que je n’aie pas d’accident. Ce n’est qu’une fois rentré à la maison, et avec le secours d’un armagnac hors d’âge, que je récupère assez de contrôle pour analyser plus calmement la situation. Et ça n’a rien de rassurant.
Ainsi je suis d’ailleurs. C’est ça qui me fait peur. Ma vie elle est ici, le cadre où j’ai grandi, dans cette société où j’ai trouvé ma place, où j’ai été aimé, où sont tous mes amis. Où j’ai été heureux jusqu'à ce jour maudit.
Judas, le mot est faible, Méphisto, Machiavel, oh oui, mon frère de là-bas et je l’ai bien compris, je ne suis qu’un jouet. Un jouet dangereux, caché dans un placard, qu’il faut récupérer avant qu’il soit trop tard. Tu m’as dit que bien peu, sachant que les non-dits prendraient de l’importance dès que ma réflexion deviendrait exigeante.
Il parait évident, que mon retour ailleurs n’est pas souhaité des masses. Le serait-il vraiment, ce serait à quel titre ? Un sujet d’expériences ? Du coup mon existence de ce côté du mur, doit finir en douceur. J’en arrive à penser que si c’était si simple, à peine localisé, soit j’aurai été « récupéré » sans autre forme de procès, soit purement « éliminé ». Alors en conclusion, le problème que je pose est d’une autre importance ; je dois représenter un risque majeur pour que rien ne soit fait de direct me concernant. On me met la pression, et par petites touches, l’esprit en condition.
Le pire là-dedans, maintenant que je sais, ou que je crois entendre, me mène à une impasse : il y a un après, il y eut un avant, ma vie ici sur terre n’a plus le même sens. C’est écrit dans mes gènes, je ne peux m’engager, fonder une famille. Caro, je suis maudit. J’ai mangé mon pain blanc, le bonheur c’est avant.
Que je le veuille ou non, je fais partie des leurs. Ma colère et ma révolte vont vers ceux qui ont joué les apprentis sorciers et la manière dont on me noie en demi-vérités. Je reste prostré un long moment. Plus avant dans la nuit une vague de fond me submerge et quand elle se retire, le calme m’envahit. J’ai pris ma décision, et comment je vais faire. Je réponds à leurs vœux, pardonne à mon faux-frère.
Écrire à Caroline, comme j’avais prévu. Des mots qui la consolent renvoient vers mon ego fragile, les tourments, la déprime, l’envie d’aller ailleurs. Enfin donner le change, un adieu en douceur.

La lettre expédiée, je pense à mon affaire, la proposer à l’enseigne MDM qui lorgne depuis longtemps sur les trois magasins pour contrôler ce type d’activité. Ils n’en reviennent pas, si bien que leur offre est presque à la hauteur de ce que je pouvais espérer. J’arrive à traiter dans la semaine un protocole qui protège en principe mes collaborateurs. Il ne sera rendu public que dans un mois. Je prends quelques dispositions chez mon notaire ; c’est bouclé en huit jours. Je nomme Caroline mon exécuteur testamentaire.
Maintenant Peyrelade. Le dernier Gardien des lieux se prénommait Bert et habitait Carbonne, normalement il aurait dû avoir une doublure. Mais voilà, ça avait trop tardé, et un banal infarctus a fait que la propriété n’est plus protégée. Je tourne un peu sur le secteur, mais je ne peux guère me lancer dans un casting ou une annonce, à quel titre ? Il y aurait bien un vague neveu de ce Bert, mais lui aussi est seul et apparemment pas au parfum, si toutefois le tonton l’avait pressenti. Je l’ai vu une ou deux fois courir avec son chien au bord du lac. Échec et mat, mais j’aurais essayé. Je vais tenter un truc, un loto déjanté, à moins que ça aussi ne soit téléguidé.
Je suis très matinal, ce matin de printemps, sur la rive embrumée. J’accomplis mon destin, et je m’en vais ailleurs, mais un ailleurs ailleurs. Qui trouvera demain ou peut-être jamais ce que je vais jeter dans le vent du hasard : mon dernier pied de nez, ma bouteille à la mer…

V L - 20/04/2011



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