Plume d'argent Inscrit le: 8/9/2014 De: Paris Envois: 254 |
Ensemble pour toujours J’ai connu Angélique il y a vingt ans. À cette époque, elle travaillait déjà à la RATP. Moi, je faisais des piges auxquelles personne ne comprenait rien. Mais mon art était à ses débuts. Angélique reprenait mes textes et les retravaillait. Elle les peaufinait pour les rendre compréhensibles. Nous nous mariâmes et nous nous installâmes dans une cage à lapins prêtée par la Régie. J’avais l’idée d’un roman. Alors entre deux piges, je l’écrivis et le déposai chez Grasset. Le livre fut salué par la critique. Si je ne reçus pas de prix sur celui-ci, je ne récoltais pas moins les félicitations de l’éditeur et un chèque substantiel. Ensuite je m’attelais à deux romans qui furent bien accueillis par le public. Au bout d’un certain nombre d’autres, je décrochais mon premier prix. Entretemps, ma fille Chloé était née mais Angélique avait pratiquement disparu de ma vie. Je ne la retrouvais que le soir. Elle était endormie. Je faisais de même. Le matin, je trouvais un mot sur le réfrigérateur. Angélique était partie pour son travail. Chloé à l’école. Nous nous retrouvions le soir, au moment du dîner. Ma vie avait perdu de son sel mais j’avais gagné en confort et en notoriété. Nous habitions un modeste pavillon dans une banlieue calme. Angélique était une catholique pratiquante. Je n’avais jamais osé l’affronter sur le terrain de la religion et encore moins refuser de l’accompagner à la messe du dimanche matin. Ainsi en fin de semaine, j’essuyais le sermon de l’abbé du patelin. Mais sitôt le jour achevé, je retrouvais mon univers et mes personnages du moment. Par rapport à ma famille, j’étais devenu distant et froid. Je ne m’en rendis compte que le jour où arriva ce drame épouvantable. Nous passions les fêtes de Noël dans notre maison de campagne. C’était une bâtisse paysanne qu’Angélique avait reçue en héritage. Une ferme comme on en faisait autrefois. Elle était nichée au cœur des bois et au bord d’un lac gelé en cette saison. Nous l’avions aménagée à notre convenance mais nous lui avions conservé son caractère rustique et rural. Le jour où le drame survint, je m’étais attelé à la rédaction d’une chronique sur les faits divers les plus marquants de notre siècle. J’entends encore les voix d’Angélique et de Chloé, depuis le pas de la porte, me crier qu’elles allaient faire du patin et qu’elles reviendraient bientôt. J’étais trop absorbé pour leur répondre. Longtemps plus tard, lorsque je m’arrachais à ma table de travail, je me rendis compte qu’elles n’étaient pas rentrées. La maison était déserte. Je tentais de joindre Angélique sur son portable. En vain. Je chaussais mes bottes, pris un anorak et me mis à leur recherche. Je m’enfonçais dans la neige et le bois. J’allais en direction du lac. Je découvris d’abord Chloé puis sa mère, prisonnières toutes les deux des eaux glacées. Je martelais la glace à coups de poing pour la briser. J’arrivais à hisser ma fille et à la poser près de moi. J’allais ensuite du côté où se trouvait le corps inerte de ma femme. Je cassais à nouveau la glace puis réussissais à la sortir des eaux froides et terriblement glacées. J’appelais les secours. Lorsque ceux-ci arrivèrent, ils constatèrent l’état comateux dans lequel se trouvaient mes chéries. L’ambulance les emmena. Angélique et Chloé m’avaient quitté en me disant au revoir et je ne leur avais même pas répondu ! Le drame m’avait fait vieillir de dix ans.
À la suite de ceci, je voulus reprendre mon ouvrage mais je me rendis compte que je n’avais plus le cœur au travail. Je n’avais pas de courage. Je récupérais mes nombreux prix littéraires et refermais la porte de mon sanctuaire pour me jeter aussitôt dans un fauteuil près de la cheminée. Le vent sec et froid faisait grincer les poutres de la charpente. Le bois crépitait sous les flammes comme s’il mitraillait des fantômes. Je m’apprêtais à jeter les prix dans le feu lorsqu’une voix me recommanda de ne pas le faire. Elle avait les mêmes intonations que celle de Chloé. Je mis cela sur le compte du vent qui hurlait dehors. Je pris la décision de les rejoindre à l’hôpital, de quitter la ferme et le lendemain je rassemblais mes affaires. Ce fut à ce moment qu’un chien aboya. Le téléphone sonna. C’était l’hôpital. Angélique et Chloé allaient mieux. Elles s’en sortiraient. Elles me revinrent quelques jours plus tard. Nous étions à nouveau réunis.
Je décidais de mettre un frein à ma carrière. À vrai dire, j’arrêtais d’écrire pour me consacrer à ma famille. A quoi ma notoriété et ma fortune m’auraient-elles servi si j’avais perdu les miens ?
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