Le concours
Il était quatorze heures pétantes. Les soixante-quatre doublettes engagées étaient sur le terrain dans l’attente du premier lancer de bouchon. Cela revenait par tradition au plus ancien licencié du club. A quatre-vingt-douze ans, s’il ne pratiquait plus, il tenait quand même à conserver sa licence pour s’évader de chez lui.
A peine avait-il quitté le terrain que commençaient les hostilités dans le bruit soutenu des claquements de boules entrechoquées tel un hakka chargé d’impressionner l’adversaire. La parole n’était plus de mise sauf entre partenaires et encore à demi-mot pour ne pas dévoiler les tactiques employées.
- Allez Raymond, cette fois on y est. On passe les cinq premiers tours et Ă nous la finale.
Raymond s’était bien gardé de répondre. La pièce l’avait désigné pour qu’il pointe le premier. Après que Roger eut lancé le petit à sa bonne distance de tir, il étudia soigneusement le relief du terrain, cherchant la meilleure donne pour lâcher sa boule dans une demi-portée. Tout dépendait de ce choix et il utilisait la minute légale accordée pour le déterminer.
C’est qu’elle avait une importance primordiale cette première boule. Réussie, elle mettait en confiance son partenaire tout en obligeant l’adversaire à se découvrir. La stratégie gagnante consistait à obliger le tireur adverse à utiliser ses boules pour laisser ensuite au sien le libre-choix de la conclusion. Ce n’est pas une science exacte car certains pointeurs sont aussi d’excellents tireurs et Raymond était de ceux-là .
Pour le moment, il pointait et sa boule s’arrêtait à sept centimètres du cochonnet, très légèrement désaxée vers la droite. C’était un bon point, mais un point moyen à ce niveau.
- Bien Raymond, bonne boule, dit Robert à voix suffisamment haute pour être entendu et faire ainsi un peu d’intox. Boule devant, boule d’argent. Bien joué, petit.
Le petit était arrivé un peu bafouillé. En fait, il avait pensé Poupou comme lorsqu’ils étaient adversaires et qu’il savait pertinemment que cela l’énervait. Robert avait cette faculté de pouvoir conserver sa concentration tout en brocardant certaines phases de jeu, ce qui amusait les spectateurs tout en irritant ses adversaires.
D’entrée, il avait fait mouche car si le point pouvait être encore repris, le tireur adverse, trompé par sa remarque, jugeant alors le contraire, avait fait une casquette sur la boule de Raymond. Deux centimètres plus bas, c’était le carreau assuré. Psychologiquement, cette première partie démarrait sous les meilleurs auspices. Vingt minutes plus tard, Raymond et Robert passaient le premier tour sans encombre.
- Alors camarade, elle est pas belle la vie. Je sens qu’on va faire un malheur aujourd’hui. Les Maurice et Désiré peuvent toujours venir. On ne les craint pas.
- Tiens à propos, Maurice m’a demandé ce matin si j’avais vu Désiré. Je ne les ai pas vus depuis.
- Ils sont là -bas. La Flemme est dans l’ombre du grand cyprès.
La Flemme, c’était Désiré. Ce surnom lui venait de sa nonchalance naturelle et de sa perpétuelle envie de bailler. A quelque instant de la journée que se soit, il donnait l’impression d’émerger d’un profond sommeil sauf au moment où, les deux pieds tanqués dans le rond, il prenait position pour pointer sa boule. Son regard avait alors une intensité qui en surprenait plus d’un.
- Ils ont l’air de se promener eux aussi. On va les voir.
- Non, voyons plutôt ce qui nous attend au deuxième tour.
L’arbitre fédéral les accueillit avec un grand sourire. Il y avait longtemps qu’il les connaissait et qu’il trinquait son verre avec eux à la fin des concours.
- Bien content de vous voir ensemble. Je suppose que vous ĂŞtes satisfaits de votre premier tour. Quel score ?
- Treize Ă quatre.
- Bien, très bien. Vous êtes les premiers rentrés.
Robert s’était penché sur la feuille de match pendant que l’arbitre inscrivait leur nom pour le tour suivant.
- Vous connaissez ceux que nous allons rencontrer ?
- Évidemment. Je les ai vu dans des championnats départementaux.
- Et alors ?
- C’est une bonne pointure. C’est tout ce que j’ai le droit de dire.
- Maurice et Désiré, où sont-ils ?
- Si c’est eux qui vous inquiètent, quoique là aussi je ne doive pas vous le dire, à moins d’un désastre, vous avez de fortes chances de les retrouver en finale. Leur tableau est plus facile que le vôtre.
Coupant Robert dans sa quête de renseignements, plusieurs équipes venaient de pénétrer dans le bureau pour annoncer leurs résultats.
A suivre pour le deuxième tour