LE "E" " CADUC
On dit aussi le E MUET, ou ATONE, ou INSÉCABLE car son instabilité pose un problème majeur de diction. Dès règles très précises ont permis, jusqu'à la fin du XIXe siècle, de le résoudre, mais ces règles elles-mêmes sont étroitement liées à l'histoire de la prononciation de l' E.
À toutes les époques, il s'est élidé à l'intérieur du vers devant une voyelle. En ancien français, on prononce tout "E" en "E" sourd. Après une voyelle, à l'intérieur du vers (sauf cas d'élision devant une autre voyelle), il est compté, comme dans l'exemple ci-dessous, de ce décasyllabe extrait de la "Ballade pour prier Notre Dame" de François VILLON.
- "De lui soi-ent mes péchés abolis".
Le "E" caduc joue un grand rôle dans la versification classique, et un rôle non négligeable dans la bonne utilisation du vers libre, également. À tous les titres, le "chant de la poésie" est proche de l'incantation, et le "E" muet joue parfaitement son rôle dans la partition poétique. On en a encore quelques exemples célèbres quand ce "E" muet" devait être prononcé, placé devant une consonne, même quand il venait à la fin d'un mot, après une voyelle tonique.
- "Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés".
Il convient de prononcer PI-ES (deux syllabes) pour conserver les dix syllabes du célèbre décasyllabe de VILLON.
Cette tradition s'est maintenue assez longtemps. On la trouve encore au XVIIe siècle, dans ce vers de François MALHERBE :
...
Anthée dessous lui la poussière mordit.
...
De nos jours, la poésie a évolué. Si nous lisons ce distique de SCARRON, où le "E" de S'écri-e-t-il, on se rend vite compte que cela suscite une prononciation devenue "artificielle" pour nous :
...
Je suis malade de la Reine
S'écri-e-t-il, tout rechigné.
Pour échapper à cette tradition devenue désuète, les classique prirent soin de placer ce "E" muet final d'un mot au singulier, quand cet "E" situé après une voyelle tonique ne se prononçait pas devant un mot commençant par une voyelle. On suscitait, de la sorte, une situation graphique simulant une élision.
On peut aisément comparer l'utilisation des mots Anthée par MALHERBE (voir ci-dessus) et Atrée par RACINE à environ soixante-quinze ans de distance :
...
Oui, vous êtes le sang d'Atrée et de Tyeste.
LA FONTAINE, lui aussi, se plia à la nouvelle règle. Nous en avons un parfait exemple dans sa fable "Le Chêne et le roseau" :
- Je plie et ne rompt pas.
Le "E" de pli-e est élidé.
Dans un alexandrin classique, séparé en deux hémistiches, le "E" muet ne peut donc pas se trouver, en théorie, au sixième temps qui est accentué. Il peut se trouver, en revanche, à la septième syllabe de l'alexandrin s'il est suivi par une voyelle entraînant une élision :
- C'est traîner trop longtemps ma vie et mon supplice :
Il faut que je l'enlèv(e), ou bien que je périsse.
Jean RACINE
L'élision se fait aussi devant un "H" aspiré : Votr(e] honneur.
Par contre, dans le vers ci-après de Victor HUGO, le "E" de âme doit être compté puisqu'il n'est pas suivi d'une autre voyelle. Le mot âme compte donc pour deux syllabes : Â/ME/
- Et leur âme chantait dans les clairons d'airain...
La diction du poème n'en est pas pour autant simplifiée. Elle doit, au contraire, être préparée par une lecture attentive et un soin particulier porté aux intentions stylistiques. Dans le texte des chansons, les faits d'apocope et de syncope sont souvent marqués par une apostrophe mise à la place de l' "E" non prononcé.
Exemple :
- Une descent' de lit en peau d'renne,
D'la rein' qu'est mort', la pauvre reine !
Alfred JARRY
Je m'abstiendrai de faire un commentaire sur ce dernier genre d'écriture où la musicalité des vers me paraît bien grignotée.
----------------
Citation :
La poésie se nourrit aux sources de la prose et s'embellit au concerto des mots. (André LAUGIER)