Une carpe dorée allait, se prélassant,
Dans la douve dormante, au château des Condé.
Mais elle pensait son royaume un rien serré
Et au fil des jours, le trouvait assez lassant.
Elle y vivait tranquille, avec ses congénères,
Du pain que, généreux, le public lui jetait.
Comme elle était robuste et rapide, elle était
La mieux nourrie de toutes ces grosses mémères.
Un jour, ne pouvant plus supporter ses compagnes,
La promiscuité lui semblant infernale,
Elle eut, soudainement, une intuition géniale,
Celle d’émigrer vers une douce campagne.
Et d’un beau lac profond se prit-elle à rêver.
"Héron, Ô mon ami, Dis moi si tu connais
Un grand étang tranquille, un lac vaste et bien frais
Où je pourrais un siècle calmement régner ?"
"Oui, je connais un lac au milieu des grands bois.
Tes pareilles y vieillissent plus que centenaires.
Tes millions de sujets feront tout pour te plaire.
Tu ne penseras plus au passé une fois."
Ainsi fut fait sur l’heure : en son grand bec pointu,
Le héron prit un sac humide où se coucha
Le gros poisson, heureux de quitter ses tracas.
Dans un nouveau royaume il fut bientôt rendu.
Ses sujets lui rendirent un très vibrant hommage
Et, des heures durant, vinrent pour l’admirer,
Mais le temps passant et l’estomac réveillé,
Le roi demanda, du pain, le temps du passage
« Quel pain ? » dirent-ils surpris de la question.
« Celui qu’on nous apporte comme nourriture. »
Et le tout nouveau roi, pour sa déconfiture,
Sut qu’il devait chercher tous les jours sa portion.
Fouillant du nez la vase, le puissant seigneur
Trouvait mince repas, après beaucoup d’efforts,
Et après peu de temps, reconnut tout son tort:
D’avoir quitté sa douve était là grosse erreur.
Et un jour, amaigri, n’en pouvant plus de faim,
Il nagea au-delà des lignes du royaume,
Et s’en vint vers les bords que fréquentaient les hommes,
Et soudain sur le fond vit un carré de pain.
Il se précipita, l’avala, et sentit
Un hameçon aigu lui rentrer dans la chair.
Il lutta, mais bientôt se vit tiré à l’air,
Où il agonisa sous des regards ravis.
Ainsi finit, piteux, un roi bien peu malin.
Pour être plus grand, il quitta son paradis
Pour un puissant royaume, où la faim le perdit :
Il périt bêtement pour un morceau de pain.
Le 10 septembre 2005
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Science sans conscience n'est que ruine de l'âme (Rabelais)