Plume de soie Inscrit le: 17/5/2015 De: Tourcoing (Nord, France) Envois: 124 |
Re: Noir tableau (ce métier mon ex) Merci de vos chaleureux commentaires sur cet épanchement un peu primesautier, mais à peine hyperbolique, inspiré par sept ans de service dans le Nord et dans la redoutable Académie de Versailles. Effrayant, mais compréhensible, le nombre de postes vacants toute l'année... Et mauvaise note, surtout, à la pingrerie de derrière les lambris... Il est évident qu'au royaume de l'argent-roi, on préfère ce qui rapporte immédiatement. Mauvaise pioche, je crois. Très mauvaise. Et pour longtemps. Mais il viendra forcément un moment où nul ne sera plus capable de comprendre pourquoi. C'est l'effet narcotique escompté, sans doute... Aldous Huxley, quand tu nous tiens... Oui, la République est souffrante... Et si l'on en croit les divers mouvements, réunions critiques... et descentes hiérarchiques de fin d'année(s), elle le sait très bien. Des camps de concentration de l'Essonne aux cités minières en berne, mais qu'a foutu Marianne? Douloureux métier que celui de comédien, quand on est censé donner à croire à un modèle en épave. Vale, Marianne. Morituri te salutant, non jam exspectatam.
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Plume d'argent Inscrit le: 22/3/2015 De: Envois: 241 |
Re: Noir tableau (ce métier mon ex) La craie a disparu, les crayons sont sans passion. L'enseignant est bien seul dans cette grande chaloupe. De petits galériens ne font rien. La société est sonnée, L'Éducation Nationale est blâmée.
Vous faites tous un merveilleux métier, difficile.
Bravo pour ce texte profond, viscéral, qui dépeint notre bien triste société.
Franck
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Plume de soie Inscrit le: 17/5/2015 De: Tourcoing (Nord, France) Envois: 124 |
Noir tableau (ce métier mon ex) Ne nous affolons pas, c'est la rentrée des classes. Encore une semaine, ou deux, ou trois, selon Que l'administration se lasse ou se prélasse. Encore une semaine et deux ou trois melons.
Oui, l'hiver sera rude et les bureaux humides, Déplorant à crédit mes vacances sans sel, Par quelque indemnité réchaufferont le vide D'un salaire attendu pour novembre ou Noël.
La gageure est de taille : à de souples esprits Salivant sur iPhone et les rythmes pirates, J'enseigne le français des parents incompris Et les langues meurtries de Pline et de Socrate.
Mais le beau cagibi dont j'ai reçu la clef Est assez éclairé pour que je puisse entendre Qui frappe qui, qui brame et qui se fait tacler, Qui féconde l'armoire et qui se fait attendre.
Et voilà la lueur, par la porte entrouverte, Qui trahit l'échappée riante d'un coureur Suivi du C.P.E., dont la foulée alerte Se noie dans les couloirs aux brillantes couleurs.
Vient la récréation et pour moi, l'escapade. Quand la porte est fermée sur les tous les derniers pets, Ébloui de ciel bleu, j'évite les escouades Irradiées de fureur, de liesse ou de paix.
Cinq minutes avant de reprendre les rênes, J'arrive à m'échouer au milieu des barbons, Des jeunots, des malins et des mères sereines Dont l'Etat s'est nanti pour aller au charbon.
Entre quelques saillies de l'esprit le plus sûr, Une histoire de fesse, une drague qui sombre Et le café bien bas, j'entends venue du mur Une voix qui s'apprête à sortir de son ombre.
Un salut - le premier de l'année. On me mande? Un expert prodiguant, courbé de fins sujets, Quelques gras postillons par-dessus sa demande, M'invite à m'aligner sur un vague projet.
"Projet", c'est le sésame, en ces lieux sinistrés, Pour qui veut arriver, à qui veut bien l'entendre. On n'apprend plus à lire, on projette un lettré. Et si la blague échoue, on verra pour comprendre...
L'année prochaine, enfin! Mais ce sera sans moi, Car j'aurai hérité, ailleurs, d'une autre tâche Et d'un emploi du temps désolant mes émois, Puisé comme toujours où les déchets se lâchent.
Or, il faut dire oui à toutes ces lumières, Debout, assis, couché, et opiner toujours, Sous peine de finir, en comptant ses misères, Rayé dans un tiroir pour le reste des jours.
C'en est fini de moi et de ces journées folles Grimpant les lendemains. J'ai rejoint Mallarmé* Au moins dans les édits rigides et frivoles Où dort mon septennat lentement désarmé.
Voilà le bel emploi de mes lettres classiques : Celui, contractuel, où "plus" n'est jamais "trop", Me dis-je, délivré des lubies des caciques, Chevauchant mon sommeil debout dans le métro.
* En tant qu'enseignant, Stéphane Mallarmé est malheureusement connu pour avoir eu à affronter des chahuts d'une dimension particulièrement épique, retranché parfois derrière un rempart de livres... Un rapport d'inspection affirme : "Monsieur Mallarmé enseigne tout... sauf l'anglais."
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