Plume de satin Inscrit le: 28/12/2009 De: Envois: 22 |
Thérèse, ou l'Obsession. Elle s'appelle Thérèse. Elle est très jolie, quoiqu'un peu grosse. Tous les matins elle se regarde dans le miroir et clam "je suis grosse!". C'est devenu une habitude, personne ne le remarque plus, tout le monde sait déjà qu'elle est grosse. Il faut dire que, cinquante kilos, c'est le poids d'un gros poisson. Imaginez-vous, en train de pêcher, et, soudain, rapporter fièrement un monstre de cinquante kilos! Oui, cinquante kilos, c'est beaucoup.
Alors Thérèse prend soin de sa ligne, elle mange équilibré. Le matin, elle prend le temps de boire un grand verre d'eau, tout en se contemplant dans le reflet du grille pain ; le midi, une grande salade "sans sauce, sans croûtons, sans viande et sans fromage, s'il vous plaît", oui, Thérèse aime le naturel, d'ailleurs elle a récemment acheté un sac en peau de serpent. Le soir, pour compenser ces écarts alimentaires journaliers, elle profite des bienfaits des légumes. Thérèse sait bien qu'il est important de manger équilibré, aussi ne saute-t-elle aucun repas. "Quand on veut, on peut" est sa devise. Elle n'a plus faim depuis longtemps, mais elle triche quand même un peu, elle grignote. Oui, Thérèse boit des litres d'une boisson coupe faim, qui est réputée pour ses vertus amaigrissantes, et je dois dire qu'à la vue de sa couleur et de son goût évocateurs, j'ai quelques idées quant aux chemins empruntés pour arriver aux sommets de la minceur.
Thérèse ne travaille pas. Elle passe son temps d'une manière bien plus distrayante, les grandes boutiques sont son second foyer. Son mari voyage beaucoup, alors il lui laisse de quoi survivre dans cette dure jungle qu'est le monde urbain. Et c'est à chaque fois avec une grande excitation que Thérèse entame cette incroyable aventure dans le monde du beau, du luxe et de l'élégance. Cela devient une quête du plus beau sac, du plus beau chapea, des chaussures qui mettront le monde entier à ses pieds! Mais ce n'est pas la seule à placer la barre aussi haut. D'autres aventurières sont à la recherche de ces rares pièces. C'est ainsi une course, une compétition, Thérèse dépasse ses propres limites pour vaincre, se battre, se disputer le dernier pull en cachemire. Et quand elle gagne, une fierté indescriptible l'envahit. L'émotion la transporte, et elle rentre, heureuse de se dire qu'elle n'a pas perdu sa journée. La pire chose qu'elle ait vécu, et elle s'en souviendra longtemps, c'est ce jour où elle avait essayé cette si jolie petite robe noire... trop petite. De honte de demander la taille supérieure, elle l'avait achetée, l'avait faite retoucher. Elle n'y rentrait toujours pas. Ce n'était décidément pas la robe qui était trop petite, mais bien Thérèse qui était trop grosse! Il est très important de ne pas évoquer cet épisode à ses amies ou autres connaissances, Thérèse se garde bien de crier au monde entier qu'elle ne rentre pas dans du trente-quatre!
Ce que Thérèse sait bien, c'est qu'aux yeux des gens, une personne bien habillée est une personne puissante, intelligente, qui a de l'esprit et une histoire passionnante. Et elle espère bien en donner au moins l'image. En vérité, les gens qui la regarderont penseront simplement qu'elle est bien habillée, et s'ils ont l'envie de faire une analyse plus poussée de la situation, en arriveront à l'éventuelle conclusion qu'elle a énormément de temps et d'argent à perdre.
Thérèse a une vie sociale très épanouie, elle discute souvent avec ses amies, mais il ne doit pas y avoir trop de miroirs dans la salle, auquel cas la discussion laisse trop souvent place à l'observation de son être tout entier. Ne doutez pas que, lorsque la conversation s'installe, elle devient très prenante, et intéressante. Notre amie aux longues jambes se satisfait toujours d'une bonne journée. L'enrichissement culturel ne lui sert à rien. Elle a toujours dit que, dans les situations importantes, ses chaussures se chargeraient de tout dire. Comment rester insensible à leur charme ? Elles sont le portrait craché de leur propriétaire : haut-perchées, creuses, vernies.
Parfois, Thérèse s'accorde quelques petites folies, comme un foulard d'une valeur de deux ou trois salaires moyens. Mais cela reste occasionnel, il faut bien mettre un peu de piment dans sa vie! Ce qui est bien chez Thérèse, c'est sa sincérité : quand elle sort, sacs à la main, de ces belles boutiques dorées, et qu'assis à côté de la porte elle aperçoit un mendiant, elle lui répond : "désolé, je n'ai pas la moindre pièce". N'y voyez aucune ironie, Thérèse paye par chèque.
L'obsédée de son image ne vit que par le regard des autres, mais qu'a-t-elle finalement accompli ? Ses faits et gloires sont éphémères ; c'est un engrenage dont elle se fait prisonnière. Elle vit dans la quête impossible et la soif de la perfection esthétique, qui est paradoxalement en constante évolution. Elle croit et espère trouver dans l'apparence l'esprit qui lui fait défaut, alors qu'elle ne fait que perdre son individualité dans d'obscurs abîmes desquels les sinistrés ne réchappent plus.
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