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Expéditeur Conversation
Johanne
Envoyé le :  19/1/2009 23:33
Plume d'or
Inscrit le: 18/4/2006
De: Limoges
Envois: 1058
"Moi aussi, je t'adore."
I'm back, avec une longue nouvelle, commencée il y a un peu plus d'une semaine, et qui a failli être sacrifiée, comme beaucoup d'autres, sur l'autel d'un devoir d'histoire, qui est finalement passé et intégré dans la nouvelle. Magique, n'est-ce pas ?
En espérant qu'elle vous plaise...

Dans une boîte de nuit, vous avez beau faire des efforts, passée une certaine heure, il y a toujours des relents de vieille chaleur avec transpiration et odeurs suspectes en prime. Moi-même, je ne suis pas spécialement reluisante. Mais j’ai la chance que personne ne le voie. L’avantage du DJ, tranquille derrière sa platine, à boire des boissons fraîches qu’offre la maison, représentée par Célia, une barmaid rousse au chemisier noir et à la jupette rouge. Mon compagnon du soir n’est pas insensible à son charme, d’ailleurs. Tout à l’heure, pendant mon quart d’heure, alors qu’elle est venue nous porter nos commandes, un demi pour moi et une vodka pour lui, il lui a demandé quelque chose, sans doute ce qu’il m’avait demandé quelques minutes avant, pendant qu’un de ses morceaux tournait.
-Toi qui joue ici tous les week-end, tu sais si elle est libre, la petite rouquine ?
-Aucune idée. Désolée.
-La prochaine fois qu’elle vient, je le lui demande.
Il n’a même pas essayé de me draguer. Trop vieille, trop grande, et puis pas la même vision de la musique. Je donne plutôt dans l’électro-rock tendance darkwave, lui donne apparemment plutôt dans la house. C’est comme essayer de marier une amatrice de Marilyn Manson avec un fan de Lorie.
Vers deux heures, je finis mon dernier set, et commence à ranger mes affaires. En bas, mon Don Juan de la platine est en pleine discussion avec Célia, d’une patience remarquable.

Quand j’ouvre la porte, l’appartement est plongé dans le noir et le silence. J’allume la lumière du couloir, et marche sur la pointe de mes collants noirs, mes bottines à la main, jusqu’à la salle de bain. Grande opération de ponçage et de décapage. Je détache mes deux chignons, enlève les barrettes qui tenaient tout ça, puis je passe un coup de peigne dans mes cheveux bruns. D’un passage de main, j’efface le rouge à lèvres prune, le mascara et le fond de teint, et je décroche les deux paires multicolores qui pendaient à mes oreilles. Dans un coin, je range la jupe rouge foncé, les guêtres rayées, les collants noirs, le t-shirt élimé et le sweat-shirt à capuche, et après une rapide douche j’enfile un vieux pyjama gris. L’envers du décor.
J’entrouvre la porte de la chambre, où règne une odeur de menthe antiseptique, et une autre, pas beaucoup plus agréable, indescriptible. Deux formes, l’une sous la couette, l’autre sur. Sous la couette, Emmanuel, dessus Gaston. L’un est un homme, l’autre un chat. Qui se lève et s’étire quand je me glisse sous la couette, avant de se recoucher un peu plus loin. A moitié réveillé, Emmanuel grogne quelque chose, avant de se rendormir. Deux minutes plus tard, un ronflement sonore, entrecoupé de silences, se fait entendre. Je viens de trouver une seconde utilité aux bouchons d’oreille que je prends à la boîte pour éviter de finir sourde.

Le lendemain matin, ou plutôt le lendemain midi, je finis par me lever, et je trouve le chat assis sur le canapé, à côté d’une masse informe, mélange de plaid et de couvertures diverses, de laquelle dépasse des jambes. En y regardant bien, je finis par trouver aussi une tête.
-Ça te dérange si on évite le petit bisou du matin aujourd’hui ?
La tête remue, et une voix de mort-vivant sort du tas.
-Je crois que je m’en remettrai.
-Tu veux que je te prépare quelque chose ? Une tisane avec du miel, par exemple.
-Je crois que je vais me contenter des médicaments…
Depuis sa visite chez le médecin hier et le diagnostic de grippe et de gastro-entérite, Emmanuel est un réservoir naturel de drogues en tout genre. Entre ses anti-épileptiques et trois médicaments de plus pour cette maladie mutante, je pense sincèrement à ouvrir une pharmacie.
-J’te les ramène.
Quand je reviens avec dans une main les médicaments et dans l’autre une assiette de pâtes, la tortue a un peu plus sorti sa tête. Ses yeux bleus littéralement explosés, ses cheveux blonds qui partent dans tous les sens, le nez rouge qui ressort encore plus sur un teint livide.
-Pauvre Manu…Je crois que tu vas faire le bonheur de tes khâgneux demain.
-Hein ?
-Par ton absence.
-Ah. Non, mais peut-être que ça ira mieux demain…
-Le docteur t’a donné trois jours d‘arrêt. Il connaît son métier.
Il s’enfonce un peu plus dans ses couvertures, et fait une grimace.
-J’aime pas manquer.
-On dirait un gamin, alors que c’est toi le prof…Comme c’est mimi ! Allez, maman te dit de prendre tes médicaments.
-Je peux avoir deux ou trois pâtes ?
Pendant que je vais chercher les dix macaronis qui se courent après au fond de la casserole, il me demande si c’était bien hier soir.
-Ça a été. Pas grand chose de nouveau. Ah, si, j’ai mixé avec un gars beurré comme une biscotte à la vodka, et qui voulait que je l’aide à draguer une serveuse.
-Tant qu’il ne te drague pas toi…
-Trop vieille.
-Dit-elle devant un homme de deux ans de plus qu’elle.
-T’es pas vieux !
-J’ai trente ans.
-Et alors ? Tu n’en as pas soixante !
-Ça passe vite, ces choses-là.
-N’importe quoi. Tiens, ça te suffit ?
-Ouais. Moins je mange, moins je vomis. Remarque, ça m’arrange de ne pas aller en cours demain. J’avais pas corrigé toutes les copies.
-En même temps, trente-cinq copies à corriger en un week-end, ça fait un peu juste en temps normal, alors malade…Mes profs ne corrigeaient pas si vite.
-Oui, mais je tiens à mon titre.
L’estime que lui portent ses deux classes d‘hypokhâgneux et de khâgneuses, il y tient, et pas qu’à moitié. C’est son premier poste dans le supérieur, où depuis deux ans il peut prendre le temps d’expliquer toutes les subtilités de la guerre de tranchées, et puis comment l’affaire Dreyfus a marqué l’essor de la presse d’opinion en France, et puis plein d’autres choses. Mais c‘est aussi l‘occasion de stresser. Les périodes de correction de copies sont assez folkloriques. Au début de l’année dernière, la première fois qu’il a trouvé trois ou quatre fois la même erreur de date sur des copies de khâgne, il s’est persuadé qu’il avait fait une erreur dans son cours, alors qu’en fait un peu de géopolitique de la salle de cours lui aurait montré que les quatre fautives sont assises au même rang, et que donc une rumeur était plus probable qu’une erreur.
-Puisque tu es malade, on va aussi oublier la ballade dominicale.
-Parce qu’on sort souvent le dimanche?
-Euh…non. Mais on aurait pu, si tu n’avais pas été malade ! Espèce de briseur de week-ends !
-On se fait une après-midi télé ?
-Puisque tu y mets de la bonne volonté…
Une demi-heure plus tard, le résultat de sa bonne volonté est plutôt satisfaisant. Après s’être levé une fois pour se réapprovisionner en mouchoirs et une autre pour aller vider son estomac, il a fini par s’endormir sous ses couvertures, pendant que je zappe mécaniquement. Je finis par l’imiter, Gaston sur mes genoux.

Le lendemain matin, Emmanuel semble un peu plus vaillant, et il est debout à sept heures et demie pour téléphoner au lycée. Heureusement, il commence à retrouver voix humaine.
-Allô, le secrétariat du proviseur ? Voilà, je vous avertis que je serai absent jusqu’à jeudi…Ah oui, mon nom, c’est vrai. Heiderleidner-Dillenschneider…Voilà, prof d‘histoire…Oui, je suis légèrement malade…Ça s’entend tant que ça?…Merci, je vais essayer. Au revoir.
Il raccroche, et vient dans la cuisine tenter de boire sa première tasse de café depuis deux jours.
-On ne te demande plus d’épeler maintenant ?
-Dès qu’ils entendent plus un truc de plus de sept syllabes qui sonne allemand, ils doivent en déduire que c’est moi. Attends, tu rigoles, mais il y a des jours où j’ai maudit mes parents pour ne pas s’être mis d’accord sur qui allait abandonner son nom.
-En même temps, c’est vrai qu’ils sont tous les deux jolis…
-Mais ils ont deux inconvénients : il y a beaucoup trop de consonnes, et ils sont beaucoup trop longs. Ah oui, et puis en dehors de l’Alsace-Lorraine, ils ne passent pas inaperçus. La semaine dernière une prof du lycée, que je ne connais pas, m’a sorti un « Guten Tag » . Heureusement que j’ai mes rudiments d’allemand.
-Hm. N’empêche que je ne t’épouserais pas. Imagine. Romane Claverie épouse Heiderleidner-Dillenschneider.
-Une belle image de la diversité. Non, mais sérieusement…
Il marque une pause. Semble hésiter.
-Sérieusement…?
-J’aime bien mes noms, en fait.
-Mais moi aussi ! Attends, c’est mieux que Dupont. J’adore ton nom, ton prénom, et puis toi aussi.
-Moi aussi, je t’adore.
-Ben c’est parfait alors. Je braverais presque la maladie mutante pour t’embrasser.
-Je ne te le conseille pas. Tant au niveau de la contagion que de l’haleine douteuse que je dois avoir.
-Arguments acceptés. Bon, je te laisse devant ta tasse, il faut vraiment que j’aille me préparer.
Pendant qu’il boit son café comme on boirait une tasse d’eau-de-vie, je prends une douche, me maquille et relève mes cheveux en un chignon puis enfile un pantalon et une chemise, attrape une veste et ma sacoche. Je vérifie que j’ai bien tout à l‘intérieur, et notamment mon dictaphone.
Je vais voir Juliette Viard, une femme qui préside une association qui regroupe des personnes handicapées. Aucune visée caritative, juste avoir un groupe pour parler et s’entraider, m’explique-t-elle pendant qu’on s’installe dans son salon.
Elle parait toute frêle, une petite dame qui approche de la cinquantaine, clouée au fond d’un fauteuil « depuis que j’ai environ votre âge » , rajoute-t-elle.
-Si ce n’est pas trop indiscret, comment ça vous est arrivé ?
-Accident de la route. Une voiture qui m’a renversée sur un passage piéton. A l’époque, on était moins vigilants sur la vitesse et l’alcool, moi y compris. Fracture du bassin et de trois vertèbres dans le bas du dos, ça donne ça. On est quelques uns, dans l’association, à devoir notre handicap à la route.

Mardi soir. Bureau du prof et de la journaliste. Je tape mon interview de Juliette tout en mettant à jour mon MySpace, mon portable sur les genoux; Emmanuel, qui s’est définitivement remis au café, corrige des copies, le stylo dans une main la tasse dans une autre. Enfin, corrigeait, puisque depuis quelques minutes il fait semblant de lire la copie d’une certaine Sonia, mais qu’il tripote nerveusement son paquet de cigarettes. Estimant sans doute qu’il a respecté la recommandation du docteur d’arrêter de fumer le temps de la grippe s’il voulait guérir plus vite, et ce même si je le soupçonne d’avoir craqué au moins une dizaine de fois, il lève les yeux et prenant son regard le plus attendrissant demande si je l’autorise à en allumer une.
-Bien sûr. Mais sur le balcon.
-Il pleut des cordes, et il fait au moins zéro dehors ! Je vais retomber malade.
-Ça sera bien fait pour toi.
Il soupire. J’enregistre mon fichier, sentant bien que je vais être obligée de m’interrompre au moins une dizaine de minutes, le temps que l’orage passe. Comme d’habitude, il secoue la tête en levant les yeux au ciel.
-Mais comment tu peux être aussi…hygiéniste ?
-Ce n’est pas être hygiéniste, c’est que je ne supporte pas de te voir fumer, c’est tout. Ce n’est même pas par rapport à moi -si tu savais la quantité de tabac que je me prends en pleine gueule à la boîte- mais c’est que je refuse de te voir t’empoisonner. Je ne veux pas, point. Et puis si ça peut te permettre de ne fumer qu’un paquet par jour à la place d’un paquet et demi, alors c’est une bonne chose.
Ses yeux s’assombrissent.
-Je suis assez grand pour savoir ce que je dois faire ou pas. On dirait ma mère !
-Tu fais ce que tu veux. Mais ailleurs.
Il se lève en grognant et, comme à chaque fois dans ce cas-là, va s’enfermer avec son paquet dans la salle de bain. Le bruit habituel de la fenêtre qui s’ouvre. Je reprends mon interview. Quand il revient, un quart d’heure plus tard, il semble un peu plus calme, et se rassoit pour reprendre là où il en était, sans rien dire.
Chez nous, ce n’est pas la pomme mais la cigarette de discorde. Et ça arrive régulièrement, notamment en hiver. Emmanuel fume comme un pompier, et il fumait déjà comme un pompier avant que je le connaisse. Je le reconnais, il a fait des efforts. Mais son niveau de dépendance à la clope continue à me faire peur. La preuve en est justement des engueulades. S’engueuler pour un bout de papier avec des feuilles toutes moisies dedans ne lui viendrait pas à l’idée en temps normal. Mais dès que ce bout de papier commence à lui manquer, plus rien ne l’arrête. Et une fois qu’il a fumé sa clope, il redevient celui qui me dit à l’instant:
-Ça avance, ton truc ?
Tentative d’approche. Alors, comme je suis une bonne fille, je craque. L’air de rien, je lui réponds que oui.
-Je vais faire une pause.
Puis il reprend avec un air enfantin et une voix coquine:
-Tu viens faire une pause avec moi ?
J’éclate de rire, j’enregistre ce que j’étais en train de faire, et je ferme mon ordinateur.

Une heure plus tard, alors qu’on est à table, le téléphone sonne.
-J’y vais.
Je décroche, et entends une voix de femme. Rien qu’à l’accent, je reconnais.
-Florence, comment ça va ?
-Oh, très bien. Et vous ?
-Pareil. Enfin, moi ça va, mais Emmanuel a été malade.
De la cuisine, ce dernier, la chaise en équilibre sur les deux pieds arrière, apparaît dans le cadre de la porte et me fait des signes affolés. Je hoche la tête.
-Mais rien de grave, juste une gastro-entérite et une grippe en même temps.
-Les deux à la fois ? Il s’est bien soigné, au moins ?
-Oui, là il est presque guéri, il reprend le travail jeudi. Et vous, pas de malades dans la famille ?
-Je viens d’appeler Cyrille et Soren, ça avait l’air d’aller. Nathanael et Géraldine aussi, et Tiphaine est tellement stressée par son bac blanc que si elle devait être en plus malade, je crois que ce serait la fin.
-Ah oui, c’est vrai qu’elle passe le bac blanc ! Ça va bien se passer, j’en suis sûre.
-Je lui transmettrai le message.
-Vous voulez parler au fiston ?
-Euh…ben oui, tiens. S’il est là.
-Il finit de mâcher ses légumes, et il arrive. Voilà, c’est bon. Bonne soirée, et bon courage à Tiphaine !
-Bonne soirée à toi aussi !
Je passe le téléphone à Emmanuel, qui s’installe sur le canapé. Précaution pas inutile, au vu de la quantité de choses que Florence Heiderleidner peut avoir à raconter à son fils. Ce sont les aléas d’une famille très nombreuse. Du côté des Heiderleidner, ils sont douze frères et sœurs, treize du côté des Dillenschneider. Vingt-trois oncles et tantes, plus du double de cousins à convaincre lorsque l’on débarque. Alors forcément, malgré toute ma bonne volonté, tous ne l’ont pas été. Pour toute une partie d‘entre eux, je profite de la bonne situation d’un des génies de la famille. Alors je laisse couler, et je me contente de ceux qui le veulent bien, et notamment des adorables frères d’Emmanuel, de sa très sérieuse sœur et de ses accueillants parents.

-Alors, comme ça, c’est ton dernier soir de prof en arrêt maladie ?
Mercredi soir. Emmanuel a fini de reprendre forme humaine, et surtout la maladie mutante a enfin rendu les armes. Il dévore ses patates à la vapeur qui baignent dans une sauce au vin. Mon homme cuisine comme un dieu.
-Ouais. En même temps, je commençais à m’ennuyer. J’en ai profité pour peaufiner mes cours, calculer des moyennes, mais je me suis quand même vachement embêté. Heureusement que le chat était là, et que toi aussi.
Gaston le gros tas vient d’ailleurs de faire son apparition sur une chaise, où il attend qu’Emmanuel lui file une patate. Ce qu’il fait sans même s’en apercevoir.
-Demain soir, je rentrerai sans doute plus tard.
-Tu as une maîtresse ?
-Bien sûr. Elle s’appelle Robert, et elle est prof de latin. Non, il faut que je voie avec Breton quelque chose par rapport aux bulletins. Je n’en aurai pas pour des heures.
-Pas de problème. Je t’attendrai patiemment, et quand tu reviendras, j‘aurai tout préparé…
-Ah oui ?
-Je parlais du repas…
Il se tortille exagérément sur sa chaise avec l’air du vieux satyre dégueulasse, avant d’éclater de rire devant ma moue désespérée. Puis il se lève pour aller chercher le fromage. Se rassoit, et me dit, le plus sérieusement du monde, un peu intimidé, qu’il aurait quelque chose à me demander. Je hoche la tête, assez intriguée.
-Voilà…tu sais, lundi, tu disais que tu ne te marierais jamais.
-C’était une blague.
-Je sais. Et donc, voilà. Ça fait longtemps qu’on est ensemble.
-On a dépassé depuis longtemps la période où on compte une relation en mois, c’est dire. Huit ans, presque neuf. Et si on compte la période où Romie et Manu étaient potes, ça fait pas loin de treize.
-Quand on a commencé à sortir ensemble, je me suis demandé si on n’allait pas tout gâcher. Et puis non. Même chose quand on a emménagé ensemble. Et puis là aussi, au bout de deux semaines, je me suis rendu compte que non. A chaque fois, le fait de changer de relation, de pote à petite amie puis d’amie à compagne et à concubine, n’a rien changé. Je ne sais pas si on finira un jour comme ces vieux couples, mais…voilà, je ne vais pas te faire de demande, avec rose entre les dents et bague, mais qu’est-ce que tu penserais de te marier ?
Je reste bouche bée. Je sais qu’Emmanuel n’est pas franchement un fan de l’institution. Et moi non plus. Mais en même temps, il n’a pas tort. Et puis ce n’est qu’une proposition. Je souffle. Il précise que c’est une idée, comme ça.
-Non, mais…présenté comme ça, ça me ferait presque aimer le mariage. Et puis on avait eu la même discussion au départ, sur le fait d’habiter ensemble. Finalement, on s’en sort pas trop mal.
Manu, je ne sais pas trop…Mais…Si on prend le temps d’y réfléchir, pourquoi pas ?
Ses yeux s’illuminent, et le ton sérieux qu’il avait pris devient un peu plus léger.
-Je t’adore. Vraiment. Je ne sais pas, depuis quelques temps, je me rends compte que…je ne vois pas comment on pourrait se tromper. Et ça me trottait dans la tête depuis quelques jours.
-Comme ça ?
-Un peu comme ça. J’ai commencé par me dire qu’il fallait que je te fasse une surprise pour ton anniversaire…
-C’est pas de hier, alors…
-Ce n’était que le début. Alors, j’ai commencé à réfléchir à tout ça, à ce qui pouvait bien nous manquer encore…
-Et t’est venue l’idée du mariage.
-Voilà. Enfin, pas le mariage pour le mariage, mais d’abord voir comment tu réagirais.
-Ben…si ça peut te rassurer, plutôt bien.

La nuit. Je me réveille, et par la fenêtre le ciel dégagé laisse voir une lune lumineuse, qui porte l’ombre de la fenêtre jusque sur la couette blanche. Très poétique. Je ne suis pas du genre à me pâmer devant un paysage, mais c’est vrai que la nuit me fascine. Il y a des choses, comme ça, des moments, des émotions, qui me font frissonner, et qui me donnent envie d’écrire, de chanter, de les prendre en photo, enfin voilà. Mais l’heure n’est pas au lyrisme.
Je me retourne pour essayer de me rendormir, sans grand succès. Alors je rouvre les yeux et je décide de l’observer, lui, qui roupille comme un bébé.
Le fait qu’il ait parlé de mariage me laisse étrangement plutôt calme. Je ne crois pas au mariage qui révolutionne les choses, et qui décuple l’amour, tout ça tout ça. Alors, pourquoi se marier ? Et pourquoi pas ? Enfin, pas de suite. Il faut d’abord qu’on apprenne à jouer les amoureux parfaits pour les invités, ces amoureux qui se regardent langoureusement et qui se murmurent des « je t’aime ».
-C’est les mariés de film, ça ! Dans la vie, tu sais que tous les mariés ne sont pas si romantiques ? avait argumenté Emmanuel lorsqu’on en avait reparlé un peu plus tard dans la soirée.
Sans doute.
Mais ce qui aurait tendance à me faire craquer, c’est qu’il me l’ait demandé. Et que je sente bien que je suis prête à le faire pour lui, moi qui haïssait l’idée de mariage il y a quelques années. Trop conventionnel.
Emmanuel lui-même pourrait être trop conventionnel. Un docteur en histoire à 25 ans, désormais professeur pour ce qui peut apparaître comme une élite, issu d‘une famille plutôt unie et sans histoire, sans grand vice à part celui du tabac, sans grande faille à part celle de son épilepsie en sommeil, et avec pour seul signe de rébellion le fait de rouler en moto. C’est dire s’il va loin dans le non conventionnel. Un physique trop beau pour être attirant.
Mais non. Les lettreuses en sont folles, je le sais. L’effet héros romantique. Sa grande silhouette frêle, le seul homme avec qui je suis sortie qui soit plus grand que moi. Son long visage, avec encore quelques traits enfantins, au teint pâle que ses yeux d’un bleu très clair illuminent, ses lèvres fines entrouvertes, d’où sort un souffle léger et régulier à ce moment précis.
Et puis son caractère. Il est carrément cyclothymique, et même ça, ça fait partie de son charme. Avec moi, il est drôle, mordant. Il adore la musique, dans toutes ses formes, de la musique classique à ma musique à moi. Capable d’être plus gamin qu’un gamin lui-même, mais avec un sacré sens des responsabilités quand il le faut. Un autre moi, quoi.
Je finis par me rendormir.

[J’entre dans la salle de cours. Elles me regardent, jugeant sans doute de mon état de santé à ma démarche et à mon visage. Qu’est-ce qu’on a bien pu leur raconter ? Rien, à mon avis. Mais la rumeur plus les fantasmes particulièrement nombreux qu’elles nourrissent à mon égard font que là où un autre prof est seulement absent, moi je suis forcément agonisant. Je m’installe, et avec un grand sourire je pose la question rhétorique traditionnelle.
-On y va?
Celles qui campaient encore sur le pas de la porte finissent de rentrer avec un petit signe de main à leurs copains scientifiques, puis une fois tout le monde assis, le silence finit par se faire.
-Tout d’abord, je tenais à m’excuser pour ces trois jours d’absence, indépendants de ma volonté puisque j’ai été malade. Et comme vous me connaissez, je ne fais pas les choses à moitié, j’ai choisi d’attraper la grippe et la gastro-entérite en même temps.
Quelques rires s’élèvent dans la salle. Je continue.
-Au moins, ça, c’est fait. Mais cela ne m’a pas empêché de corriger vos dissertations. Que je vais vous rendre tout de suite, histoire de ne pas vous faire attendre plus longtemps. Alors, la moyenne de classe tourne autour de dix, je suis plutôt content, au vu de la difficulté du sujet, que peu d’entre vous soient tombées dans les deux pièges du hors-sujet et du plan descriptif. Des progrès sur la compréhension du sujet pour beaucoup de celles qui avaient été déçues la dernière fois, les connaissances sont globalement là, mais pour beaucoup, elles manquent encore de précision. Me dire qu’il y a eu alternance droite/gauche était une grosse erreur! La droite n’a jamais été au pouvoir avant 1919. Bon, je vous rends ça, vous verrez vos erreurs, et puis on reprend tout ça en correction.
Pendant que je galope dans les rangs pour distribuer les copies, une main se lève.
-Oui ?
-Par rapport à votre absence, on va rattraper les cours qu’on a manqués ?
Je hausse les sourcils, étonné.
-Euh…Je n’y avais pas réfléchi.
Tout de suite, une trentaine de paires d’yeux lancent des éclairs à la malheureuse qui a posé la question, et un murmure s’élève.
-J’ai manqué combien d’heures avec vous ? Trois, c’est ça ? Sachant que je suis un peu en retard sur mon programme, je vous propose d’en rattraper…une seule, parce que vous n’êtes pas non plus responsables de ça. Est-ce que ça passerait pour une heure, la semaine prochaine ?
Grands conciliabules, puis elles finissent par déclarer que oui. Je demande à Marion, la déléguée, de venir me voir en fin de cours pour qu’on trouve des créneaux possibles.
Pendant que tout le monde commence à quitter la salle, elle arrive avec son emploi du temps à la main. Je l’aime bien, cette fille. Assez dynamique, carrément grande gueule, elle me fait un peu penser à Romane.
On fixe trois moments où on pourrait placer le cours, puis elle repart à sa place ranger ses affaires, pendant que je fais de même.
-Pour les colles, je verrai avec ceux qui sont concernés, pour les rattraper une semaine où ils n’en auront pas d’autres. Ça va encore être de l’organisation…Voilà pourquoi je déteste être absent.
-En même temps, si vous étiez malade…Vous n’aviez pas trop le choix.
-Oui, c’est sûr. On ne choisit pas toujours d‘être absent, malheureusement. A part certains élèves le jour des devoirs, mais c’est une autre histoire. Ah oui, parce qu’il faut en plus que je fasse rattraper le devoir aux trois absents.
Face à mon air désespéré, elle a un petit sourire, et attrape son sac.
-Bon courage…
-Merci, Marion. On se voit demain matin, en cours de spécialité…
-C’est ça. A demain !
Je ne tarde pas à partir à mon tour, après être passé en salle des profs pour poser quelque chose dans le casier de ma collègue de français. Direction un pavillon en périphérie, là où habite Robert Breton, professeur de latin et accessoirement celui qui m’a bien aidé quand je me suis retrouvé pour la première fois à devoir gérer des prépas. Il pourrait être mon père, mais on s’entend bien tous les deux.
Je roule tranquillement le long de l‘avenue Hugo. Il faudra que j’appelle Romane au moment où je repartirai, histoire qu’elle ne s’inquiète pas d’un possible retard. Elle ne le montre pas, mais elle aurait tendance à s’inquiéter pour moi. C’est comme pour la cigarette.
D’ailleurs, je pense sérieusement à faire des efforts pour diminuer. Pas arrêter, parce que je sais que j’en suis incapable. Mais lui prouver quelque chose. Une façon cachée de lui dire que je l’aime. Parce qu’elle sait que je sais qu’elle sait qu’elle ne doit pas compter sur moi pour le lui dire. Et réciproquement. On garde ça pour le jour où on aura vraiment besoin de le faire.]


Dix-huit heures, l’heure où les gens décident tous soit de rentrer chez eux, soit d’aller faire des courses de dernière minute. Oui, moi aussi, mais c’est pas pareil. Il en va de la réussite d’un gâteau au chocolat et aux noix, et par extension de la réussite du repas que j’ai préparé pour faire une surprise à Emmanuel. Là, il doit être juste arrivé chez Breton, ce qui me laisse du temps pour trouver ce qui me manque.
La circulation commence à ralentir, puis j’arrive sur l’avenue Hugo.
-Wow.
Un bordel pas possible, avec des voitures qui roulent à deux à l’heure. Un bouchon exceptionnel, même pour dix-huit heures. A coup sûr, un accrochage entre deux voitures. Peut-être qu’ils vont se battre. Tant pis. Puisque je suis engagée, patience.
Pendant dix minutes, je remonte l’avenue tout doucement, pare-chocs contre pare-chocs. Au loin, au niveau du feu rouge qui régule le plus gros carrefour de toute la ville, il me semble apercevoir des gyrophares. L’accrochage se précise.
Au fur et à mesure que j’avance, l’accrochage devient accident, et il semble qu’il n’y a pas que de la tôle froissée.
Quand je finis par m’engager lentement sur le carrefour, où un agent fait la circulation, je jette un rapide coup d’œil à l’accident. Les pompiers, la police et le Samu sont là. Jusqu’à présent, je n’avais vu qu’une voiture claire, au pare-brise en éclats. Je distingue maintenant en frissonnant des traces de sang sur le capot blanc nettement enfoncé. A quelques mètres de là, les pompiers et les hommes en blanc du Samu sont penchés autour d’une forme, sans doute le motard malheureux, vu qu’un peu plus loin, un autre pompier est en train de relever une moto complètement déformée. Ça, c’est vilain à voir.
Une fois rentrée à la maison, je fais mon gâteau tout en réfléchissant à ce que je vais pouvoir jouer demain soir. Alors que je suis en train de finir ma création culinaire, le téléphone sonne. Emmanuel, sans doute.
-Allô ?
-Allô, je suis bien chez Romane Heiderleidner-Dillenschneider ?
A la voix et à la prononciation, ce n’est sûrement pas lui.
-Oui, sans doute, mais Emmanuel et moi ne sommes pas mariés.
Un léger silence.
-D’accord. Ici la police.
-Euh…oui ?
-Je suis désolé de vous l’apprendre comme ça, mais votre compagnon a eu un accident.
Et là, je fais très vite le rapprochement.

Comment ai-je pu passer à côté sans rien sentir ? Comme ça, comme si de rien n’était, alors que…
Les gens passent. C’est incroyable la fréquentation qu’il peut y avoir dans un hôpital. Quand je suis arrivée en courant et que j’ai demandé à l’accueil, on m’a d’abord demandé d’épeler, puis on m’a dit que ça ne leur disait rien. Puis, quand j’ai ajouté qu’il avait eu un accident de moto, et qu’on m’avait dit qu’il était ici, on m’a dit d’attendre le médecin , parce qu’il devait sans doute être encore au bloc opératoire.
Une femme vient de rentrer. Elle demande quelque chose à l’accueil, et la standardiste me montre du doigt.
-Romane ?
-Oui ?
-Je m’appelle Isabelle Girard, je suis agent de police. Vous n’avez pas de nouvelles de votre compagnon ?
-Non. J’attends.
-Je vais attendre avec vous.
Elle s’assoit. Elle paraît plutôt douce, plutôt rassurante.
-Qu’est-ce qui s’est passé exactement ?
-Une voiture venant de la droite a grillé le feu rouge. La conductrice a vu votre ami, mais trop tard. Elle a à peine eu le temps de freiner.
-Elle roulait vite ?
Elle soupire, et hoche lentement la tête. Je reste quelques instants sans rien dire, à regarder les gens qui passent. Un gamin avec des béquilles. Un couple avec des fleurs. Un gars de mon âge avec une jambe en moins.
-Donc…Emmanuel n’y est pour rien ?
-Non. Il est passé au feu vert, normalement. La conductrice a expliqué qu’elle parlait avec sa fille, et qu’elle n’a pas fait attention au feu. C’est quand elle a vu la moto qu’elle a réagi.
-Trop tard.
-Oui, beaucoup trop tard, malheureusement.
Silence. Un médecin, à grandes enjambées, un dossier sous le bras. Des infirmières.
-Je…je ne sais pas quoi faire. Je suis toute seule, Emmanuel n’a aucune famille par ici.
-Vu son nom, je présume qu’il doit être de l’est.
-La Lorraine. Ses parents habitent à Sarreguemines.
-Vous devriez les appeler. Ça vous ferait du bien, et puis ils ont besoin de savoir.
Le pire, c’est qu’elle a raison. Comment ai-je pu ne pas y penser avant. J’attrape mon portable.
-Vous m’excusez ?
-Bien sûr. Je reste ici.
Je sors. Un froid mordant, celui du soir. C’est Joseph qui décroche.
-C’est Romane.
-Comment vas-tu ?
-Pas très bien. Joseph, j’ai quelque chose d’important à vous dire.
-Tu as eu des problèmes avec Emmanuel ?
-Non, tout va très bien. Enfin, ça concerne Emmanuel, oui. Mais…
-Romane, ça n’a vraiment pas l’air d’aller…Il est arrivé quelque chose ?
Derrière lui, j’entends des pas précipités. J’imagine déjà Florence et Tiphaine en train de mettre le haut-parleur, et d’écouter. Je prends une grande inspiration.
-Oui…il a eu un accident. En moto. Il s’est fait renverser par une voiture.
Joseph reste muet. Je continue.
-Je ne sais pas si c’est grave, ou pas. Là, je suis à l’hôpital, j’attends qu’on puisse me dire quelque chose. La seule chose que je sais, c’est qu’il est toujours en salle d’opération. Apparemment, selon la policière avec qui j’ai parlé, la voiture…roulait vite. Et n’a presque pas freiné.
J’entends un bruit, puis la voix de Tiphaine.
-Tu nous tiens au courant, je t’en supplie…
-Bien sûr. Je vous rappelle à la minute où j’ai des nouvelles. Vous voulez que je prévienne…
-Cyrille, Nat et Soren ? Non, on va le faire…Merci beaucoup. De nous avoir prévenus.
-C’est normal. J’aurais espéré pouvoir vous en dire plus…
Quand je reviens, Isabelle est toujours là. Elle sourit un peu en me voyant. Je me rassois, et on reste silencieuses pendant quelques minutes. Un autre médecin passe, mais s’arrête devant nous.
-On m’a dit que vous attendiez déjà depuis longtemps. Vous êtes l‘amie de monsieur Heiderleidner, c’est ça ? D’accord. Et vous, vous voulez…
-Mes supérieurs attendront. Occupez-vous d’elle d’abord.
-D’accord. Suivez-moi, …
-Romane.
-Romane. On va aller dans un endroit plus calme.

Plus tard dans la soirée.
J’ouvre timidement la porte vitrée. J’essaie de ne pas être trop impressionnée par sa pâleur, le pansement que sa chemise échancrée laisse apparaître, le tube qui sort de sa bouche et toutes les autres choses qui ne font que me rappeler qu’il n’est pas encore sorti d’affaire. Il doit avoir entendu le bruit de la porte, puisqu’il bouge légèrement la tête, que ses yeux s’entrouvrent et qu’il semble esquisser un sourire.
-Salut…
Je m’avance, un peu plus assurée, et je m’assois sur une chaise à côté du lit. Je ne sais pas trop quoi dire. Je reste quelques secondes un peu perdue avant de lui demander en bredouillant s’il a mal. Il fait non de la tête.
-J’ai prévenu tes parents. Ils t’ordonnent de t’accrocher. Moi aussi, je te l’ordonne. Qui va se marier avec moi, sinon ? Ne souris pas, c’est vrai ! Enfin si, tu peux sourire. T’es tellement mignon quand tu souris…
Il lève son bras droit tant bien que mal et fait mine d’écrire dans l‘air.
-Je dois avoir ça.
En fouillant dans ma besace, je trouve un crayon, que je lui mets dans la main, et un carnet. Il me fait signe de le poser sur le lit, jusqu’à côté de son bras. Il commence à écrire à l’aveuglette, lentement, avec une écriture d’enfant. Pas celle de d’habitude, où quand on le lit on se demande s’il n’a pas pris modèle sur un médecin. Il trace ses lettres, sa main à moitié bandée tremble un peu.
Il finit par terminer son E, me tend mon crayon et laisse retomber son bras. Sur le carnet, une seule phrase. « Moi aussi, je t'adore je t’aime »
Je sais ce que ça implique pour lui.
J’attrape sa main. On reste là, encore un moment. Puis la porte s’ouvre. Fin des dix minutes accordées.
-Il faut que je te laisse. Je reviens demain, promis. Repose-toi.
Il serre ma main un peu plus fort, puis la relâche. Je me lève, et sors. Le docteur Favre s’excuse.
-Je sais que ça peut paraître cruel…
-Non, mais je comprends. Il faut qu’il se repose.
Je jette un coup d’œil par la vitre. Son visage pâle encadré par un bandage qui fait le tour de sa tête, ne laissant dépasser que quelques mèches blondes, il s‘est rendormi.

J’essaie de dormir. Mais c’est la première fois depuis des années que je dors toute seule dans ce grand lit.
Quand je suis rentrée, j’ai cru que j’allais me mettre à pleurer devant mon gâteau complètement refroidi, mon frigo plein, trop plein pour une seule personne. Alors je suis allée directement me coucher. J’ai éteint la lumière le plus vite possible pour éviter de m’attarder sur le jean et l’écharpe machinalement posés sur la chaise. Ça tient à pas grand-chose, un accident.
Mais si je peux m’aveugler, je ne peux pas m’empêcher de respirer. L’oreiller, la couette elle-même. Heureusement que Gaston est là. Maigre réconfort.
Je finis par sombrer dans le sommeil.
Le téléphone sonne. Je sursaute, mais ne m’inquiète pas, persuadée qu’on est le matin. J’ai l’impression d’avoir dormi des heures. Ce n’est que quand je décroche que je vois qu’il est à peine quatre heures du matin.
-Romane ? Ici le docteur Favre.
Je frissonne. Je sais.
-Je suis désolé, Romane. C’est arrivé comme je le craignais. Il a fait un arrêt cardiaque, il y a une vingtaine de minutes. Et on n’a pas pu le réanimer. Vous voulez que je prévienne sa famille ?
-S’il vous plaît…
Je ne me sens plus capable de rien.

Sans doute que dans dix ans ça ira mieux, et que je pourrai en parler dans les repas de famille, lorsque ma future belle-mère me dira d’un air gêné que ça doit être terrible de perdre celui qu’on aime.
Sans doute que dans vingt ans, mes enfants en pleine adolescence le sauront, et me demanderont comment il était.
Sans doute que dans trente ans, j’imaginerai parfois Emmanuel à soixante ans, puisque ces choses-là auraient dû passer vite.
Je sais que ça arrivera. Mais je sais aussi que je ne pourrai pas sauter ce lendemain, où il va falloir que je téléphone au lycée pour dire à des khâgneuses et des hypokhâgneux qu’ils n’auront plus histoire pendant quelques temps.


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La nostalgie colore les souvenirs avec des crayons de couleur...

tatsy
Envoyé le :  20/1/2009 13:02
Plume de platine
Inscrit le: 25/11/2007
De: là où nul ne peut me voir, dans le secret de mon âme
Envois: 5776
Re: "Moi aussi, je t'adore."
Ton histoire me ramène bientôt trois ans en arrière ma belle...
Comme un flash-back qui te prend d'un coup, te fait arrêter de respirer, trembler, couler des larmes que tu croyais avoir tari, pourtant...
Nous ça ne faisait que quelques temps que nous habitions ensemble, et pourtant...
Ta nouvelle est superbe, presque trop réelle...

Katel


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tatsy

"D'une joie même, le souvenir a son amertume, et le rappel d'un plaisir n'est jamais sans douleur" Oscar Wilde

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