— Mes ailes de géant m’empêchent de marcher.
— Plait-il ?
Â
Il était vingt deux heures. Au bar de ce petit hôtel, en banlieue de Bourg-en-Bresse, mon voisin de comptoir, qui depuis mon arrivée rêvassait devant sa bibine, revenait enfin sur terre.
Â
— Excusez-moi, j’ai prononcé ces mots dans un demi-sommeil. Une sorte de rêve éveillé où je m’identifiais à l’albatros.
— Pas de souci. Sortie de nulle part, cette phrase sibylline m’a simplement surpris.
— Savez-vous que ce prodigieux palmipède passe le plus clair de son temps dans l’atmosphère et ne se pose que sur les flots. Ses ailes sont si longues que s’il prenait le risque de se poser à terre, elles l’empêcheraient de prendre son envol.
— De la même façon qu’un hydravion ne peut décoller d'un tarmac.
— Tout juste. Baudelaire l’évoque remarquablement dans « Les fleurs du mal »
— Je n’ai pas vu le film, mais j’en ai entendu parler en bien. Si je ne m’abuse, ça se passe dans l’univers des maisons closes. Je ne vois pas trop le lien avec les albatros.
— J’ignorais qu’il existât un film sous ce titre. En revanche j’ai lu et relu « Les fleurs du mal » de Baudelaire l’un de nos plus grands poètes.
— J’y suis. Les fleurs du mal doivent y être des sirènes, ces pin-up à queue de morue qui séduisent les marins avant de les noyer.
— L’hypothèse est séduisante.
— Un albatros serait lui-même tombé raide dingue d'une de ces créatures. Mais ses ailes de géant l’empêchant de conclure, elles lui auraient sauvé la vie.
— Je ne vois pas d'autre explication, s’esclaffa mon voisin de zinc. On reprend la même chose ?
— Bien volontiers.
— Avec vous, on se demande toujours si c’est du lard ou du cochon. L’albatros est un des plus célèbres poèmes des Fleurs du mal. Baudelaire y raconte que, parfois, des marins capturent un de ces volatiles et le posent sur le pont afin de se gausser de son inaptitude à la marche.
— Ça me botte. Je consulte illico mon smartphone.
— Vous n’allez pas être déçu.
Â
Le texte surgit instantanément et je le lus en deux minutes maxi. Mon voisin de zinc en profita pour entamer sa seconde bibine.
Â
— Alors ?
— Vous aviez raison, je ne suis pas déçu. C’est en vers, mais c'est concis, très visuel et vachement bien torché. Il touchait carrément sa bille votre Baudelaire.
— Je ne manquerai pas de lui transmettre ce compliment.
— Mais je ne vois pas trop le rapport avec les fleurs du mal. Sans doute dans d’autres poèmes, où l’on narre les exploits de ces vilains matafs, dans les lupanars qui les accueillaient aux escales. Vous pouvez me donner quelques titres ?
— Mieux. J’ai dans mes bagages un exemplaire de l’ouvrage. Je vous le prête volontiers pour occuper votre soirée. En ce qui me concerne, je sens venir le coup de barre et vais me coucher de bonne heure. Vous trouverez le bouquin dans une sacoche accrochée à la poignée de votre chambre. Vous me le rendrez avec vos impressions au petit déjeuner. Bonne nuit.
— Bonne nuit à vous et merci pour cette attention.
Â
Piqué par la curiosité je montais à mon tour dix minutes plus tard. Il ne m’a pas fallu beaucoup plus pour m’endormir livre en mains. On dira ce qu’on voudra des « Fleurs du mal ». Mais c’est un fameux somnifère.
----------------
V'là aut' chose