Plume de soie Inscrit le: 6/9/2015 De: Grasse Envois: 160 |
Ball-trap Ball trap
(Où commence et où finit la caricature ?)
C’était jour de liesse et de sainte revanche. Les chasseurs assemblés, en habits du dimanche, Entonnaient en cœur des champs révolutionnaires. C’était la chasse, enfin ! La chasse aux fonctionnaires ! La perdrix, le perdreau, le sanglier, le daim, Et même l’éléphant ne valaient que dédain. On allait aujourd’hui à coups de revolvers Supprimer policiers, enseignants, infirmières !
Tout le monde était là en ordre de bataille. Pierre, le fils d’Yvon, arborant au chandail Son badge favori au slogan égrillard : « Un million d’emplois pour quarante milliards ! », Expliquait doctement pourquoi cette battue, Avec des arguments maintes fois débattus. « Nous avons face à nous un état en faillite À la rigidité d’un pilier d’elbaïte. Il faut oser l’a-bo-li-ti-on des privilèges Et spolier ces nantis osant le sacrilège D’avoir un salaire fixe, un emploi permanent, Constituant de facto un pouvoir rémanent Tenant tout seul debout, hors de l’économie, Autorisant ainsi la suprême infamie : Rentrer chez soi, le soir, sans peur d’un lendemain Où l’on est licencié d’un revers de la main ! Il nous faut mettre un terme à ces aberrations Qui laissent le pays dans la désolation. Salaire minimum et code du travail Pour la compétition ne donnent rien qui vaille. Il faut mo-der-ni-ser, être compétitifs, Et sortir le pays d’un état palliatif Dans lequel l’ont plongé tant d’années d’illusions. Nous allons mettre un terme à cette confusion ! Les fonctionnaires sont le pilier qui soutient Un dogme diluvien datant de Dioclétien. Il faut en supprimer autant qu’il est possible. Quand les fragments fumants de ces fécondes cibles Ensemençant la terre accompliront l’exploit De soutirer du sol des milliers d’emplois, Nous verrons ébahis revenir l’âge d’or Des vrais entrepreneurs et des conquistadors. Le lait dans les rivières coulera de nouveau ! La chienlit à sa place: au fond du caniveau ! »
Mais l’ampleur de la tâche restait dissuasive. Pour traquer l’enseignant aux idées subversives, Débusquer le postier dans sa boîte postale, Assaillir l’urgentiste au chaud à l’hôpital, Et l’agent des impôts scrutant le Panama, Ou les municipaux bossant en pyjama, L’employé de sécu spoliant les mutuelles, Il fallait une armée organisée, factuelle. Pour lancer la curée ensemble et derechef, A tous ces Tartarins il fallait un vrai chef, Sans peur et sans reproche, avec du caractère. Et chacun, consterné, fixait les yeux à terre.
Soudain, comme chacun demeurait interdit (*) Un homme d’âge mûr sortit des rangs et dit : « Je suis celui qu’il faut pour cette investiture, J’en ai la volonté et j’en ai la stature. Il n’y a pas de limite à ce que je peux faire ; Il n’y a pas de borne à ce que je veux défaire. Dans le passé déjà , pareil au bulldozer, J’entrais au Panthéon de ceux-là qui osèrent Renverser les remparts et faire l’impossible, Abattre en un coup des cibles inaccessibles : C.E.S, emploi-jeune, A.P.A, et au faîte De ce fier palmarès: réformes des retraites ! Vous avez peur, je sais, de cette multitude, Descendant dans la rue à la moindre inquiétude. Certes, ils sont nombreux comme des grains de mil Mais j’ai un gros fusil, j’en aurai cinq cent mille ! Je mettrai à genoux la déplorable engeance Du conseil national de feu la résistance !»
Alors, se redressant, ces glorieux vainqueurs Fleurant la réussite, avec, au fond du coeur, Une volonté à gravir l’Annapurna, La plupart aux couleurs de l’X ou de l’ENA, S’égaillèrent gaiement sur le parcours de chasse. A chacun ses fonctions et à chacun sa place. Et méthodiquement commença l’hécatombe. Il fallait en finir, envoyer à la tombe La stupide utopie de l’État providence, Redresser le budget. Enfin, sauver la France ! Mieux valait investir dans des subventions Au privé, seul et vrai lieu de l’innovation. Nouvel Agamemnon le général en chef, Inspectait les armées en opinant du chef. Le sourire cruel, les sourcils en broussaille, Il passait en revue le plan de la bataille. Par quel biais amplifier l’effet de la mitraille ? Moderne il préférait, pour forcer les murailles, Au cheval éculé de la guerre de Troie, Ce terrible canon, le quarante-neuf trois. On entendait partout des tireurs aguerris Haussant la voix lorsque passait leur égérie Commenter sobrement entre deux « Pool ! » altiers Le résultat d'un tir précis et sans quartier. « Je viens de supprimer deux cents lits d'hôpital ! » « Moi, un service entier qui n’était pas vital ! » « Et moi je mutualise : un directeur d’école Pour trois groupes scolaires. » « Un nouveau protocole Permettra de gérer, pardon, d’optimiser Le travail des agents, de les dynamiser. » « Dépression ? Cinéma !!! Pas de remplacement ! » « Je réduits les crédits, moins de financement.» « Je veux précariser : je concocte en secret Une nouvelle loi, promulguée par décret, Changeant emploi à vie en C.D.I. public, Un prémisse au Saint-Graal: licencier en un clic. »
Face à une armada si bien organisée Que pouvait l’ennemi, piteux, tétanisé ? Tombèrent les bastions, inexorablement. Chutèrent les nantis, inéluctablement.
Quand il ne resta plus que des hauts fonctionnaires, Ceux-ci, rangeant leur arme en un état de transe, Irradiant le bonheur d’avoir sauvé la France, S’en allèrent diner avec les actionnaires.
(*) Pardon, Victor Hugo, pour cet emprunt douteux.
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