Plume d'argent Inscrit le: 26/10/2014 De: Cintegabelle Envois: 358 |
En cloque En cloque.
Je l'aime, il m'aime, on se le dit souvent du haut de nos quatorze ans. Quelques mois seulement, règles récentes, que je découvre le quotidien d'être femme. Nous avons fait l'amour trois fois, sexe juvénile mais, dans la cour du collège, je crâne. Capote, sida, grossesse, nous n'y pensons pas, nous sommes adolescents.
Hier encore, fous rires, discussions banales entre copines tirant sur notre clope Je me vantais de connaître, première du groupe, cette joie "Foncez les filles!" J'exagère une peu: " c'est super la première fois!" Elles rient, m'envient, posent des questions, me passent au microscope.
La dernière fois pourtant, mon chéri m'a fait mal aux seins et je suis épuisée. J'en parle à ma copine Julie qui rigole: "Imagine que t'es en cloque!" Bon, je suis fatiguée, irritable. Mais, pas ça ! Pas à moi! Je me moque. Pourtant après plusieurs jours sans mes règles, je m'inquiète en secret.
Un gros bide, jeans extra larges, t'imagines la honte! Je file dans ma chambre, enfile vite mon pyjama de petite fille. Et commence la torture. Je serre mon doudou, mon seul réconfort. Mais je vacille. Inquiète, je pleure et prie pour que personne ne monte.
Courageuse, devant la pharmacienne, j'achète un test "pour ma grande soeur" Je le fourre au fond de mon cartable, toujours rien de réel. Je vais à l'école. Ne rien montrer. Surtout, rester naturelle! Et les cours passent, je suis vide, je zappe tout, j'ai trop peur.
A la récrée, je file aux toilettes, les mains tremblante, je lis la notice, Observe incrédule ce bâtonnet blanc de plastic à deux cases. Un trait dans chacune: pas enceinte, c'est l'extase, Une croix dans la deuxième: c'est le précipice.
J'hésite, j'ai envie de le jeter au fond de la cuvette De toute façon il sera négatif! Ce n'est pas possible autrement. Cet affreux test de grossesse sous mon urine: terrible moment. J'ai pris une grande inspiration, regardé à la sauvette.
Ouf! Deux traits Soulagement. Je pose le test au sol et me rhabille... Je le regarde encore furtivement avant de le jeter, Et là , stupeur! Une foutue croix d'un coup apparaît. Non, non! Je regarde, encore, encore et encore. Et je crie.
La sonnerie retentit. Dehors tout le monde rentre en classe, et moi, figée, debout. J'ai mal au ventre, mal à la tête, je commence à pleurer, panique, envie de courir. A cet instant, la seule chose qui me vient à l'esprit: fuir... mourir. En retard, plus à ma place et une furieuse envie de me foutre des coups.
Ma seule idée: tuer ce ... ce quoi? ce bébé? Stopper cette grossesse. En parler à qui? Mon père? Ma mère? Mon petit ami? Mentir? Je me sens seule. Aller voir mon docteur? Ce sera encore pire. Encore un jugement. Et toujours plus seule dans ma détresse.
Je voudrai que quelqu'un me prenne dans ses bras, qu'on me dise que c'est faux, Que mon ventre est vide, vide comme avant, comme la veille. J'appelle mon copain, sanglote. Le téléphone me brûle l'oreille Il ne comprend rien. Je pleure encore et ne dis pas un mot.
Je me dis que la meilleure personne pour m'aider, c'est ma mère. Elle aussi a été enceinte. Alors ce soir, en descendant mettre la table... "Maman..." j'éclate en sanglots. Elle accourt, me demande ce qui est si abominable Et je lui dis... Son mouvement, son recul, en y repensant, me colle encore de l'urticaire.
Elle n'ose pas même me regarder Prend sa tête dans les mains et hurle, Me prend par les épaules et me bouscule Elle me terrorise, me rejette. Je me suis trompée.
"T'as couché avec ce garçon? combien de fois?" Elle me terrorise. Pourquoi ces cris? Pourquoi cette violence dans ses gestes? "T'as toujours été, ton père le pense aussi, une peste!" Les coups, les gifles volent, je m'écroule, j'agonise
Elle s'assoit et me dit, nerveuse: "on prend rendez-vous chez le gynéco! Je ne veux plus t'entendre, demain tu avortes. Ferme la, pas un mot. Si tu refuses, je te fous à la porte Je te charcuterai moi-même si c'est trop tard, si il le faut!"
Et nous y sommes allées. Ils ont parlé pour et devant moi Les procédures, les délais... de toute façon invisible, dépossédée de mon avenir Transparente, inexistante, coupable, j'accepte de me faire punir. Date fixée, cachée derrière mes larmes, je ne suis plus à moi.
Amas de chair à demi nu que l'on ausculte, que l'on occulte On s'est introduit dans mon vagin, je n'ai rien vu, rien compris Embryon volé, disparu. C'est aussi mon coeur qu'on a pris. Pour seul réconfort maternel: "Tais-toi tu n'est pas une adulte".
Ce souvenir m'appartient mais chaque histoire est unique. Nous ne sommes pas seules, des portes s'ouvrent D'autres se ferment et alors, face au monde, on se découvre Une force, des ressources et des soutiens non toxiques.
D'autres, je le sais maintenant, m'auraient écoutée, soutenue L'oreille d'un étranger, d' un docteur, d'un psy est souvent plus réceptive Que la confiance en nos parents, nos amis: sensations si faciles et suggestives N'oublie jamais: Tu es peut-être jeune mais jamais seule et toujours maître de l'issue.
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