Plume de soie Inscrit le: 28/12/2009 De: Envois: 102 |
La dame La dame
Ses perles étaient mortes depuis quelques années déjà . Le parfum, sans doute. Un calepin à spirales, posé devant elle, côtoie une tasse de café et un cendrier plein. Elle s'assoit ici chaque jour. Elle boit plusieurs cafés, griffonne parfois sur le papier écorné et regarde constamment par la fenêtre du bistrot. Je l'appelle « La dame ». Si je l'avais remarqué depuis quelques temps, elle, ne m'avait pas vu. Enfin, je pense.
Elle a du le trainer un peu partout ce collier de perle. Je suis sûr que c'est un homme qui le lui a offert. A Venise, peut-être. Ce cadeau était-il suivi d'une demande en mariage? Si ce fût le cas, elle a dû refuser. La dame semble trop libre pour attacher sa solitude à une autre.
Elle porte une lourde paire de lunette en écaille, son visage semble marquer par le temps. Enfin, juste assez pour rester belle. Je ne saurais lui donner d'âge. Je n'ai pas envie de m'encombrer avec ça de toute façon. L'âge n'a que peu d'importance, la lucidité est bien plus importante.
Elle commande à nouveau un café mais avec un verre d'eau cette fois-ci. Sa voix est rauque. Une voix qui a vécu, comme le collier, son visage, ses mains. Comme tout ce qui lui appartient : le papier, le stylo... En remerciant le jeune serveur, elle écrit sur le calepin quelques mots. Pas une phrase. Des mots. Est-elle écrivain? J'aimerais pouvoir lire au-dessus de son épaule les premiers mots d'une histoire qui enchanterait ma vie.
Je la regarde de loin. Les gens doivent me prendre pour un fou. Je scrute sans arrêts La dame. Quelques tables nous séparent. Quelques tables mais aussi quelques années et beaucoup d'expérience. Je m'imagine toujours que les gens que l'on observe sentent le poids de notre regard. Elle ne s'est jamais retourné sur moi. Enfin, pour l'instant.
A ma table, par moment, je me replonge dans la lecture d'un Duras. Aujourd'hui Yann Andréa Steiner subit encore et toujours les foudres de l'auteure. Moi aussi, je bois du café et je fume. Cela me fait un point commun avec La dame. Mais je n'écris pas, moi je lis. C'est un peu la même chose, sauf que l'on prend moins de risque en lisant.
Il est 11h30 dans le petit café de la place de la résistance. Elle ne s'est pas encore décidé à partir. Oui, quitter sa table, prendre le calepin, le stylo et sortir de cette réalité. Elle n'écrit pas vraiment, je crois. Elle doit tenter de retenir l'ambiance pour la retranscrire une fois rentrer dans son grand appartement. Je ne sais pas, je m'imagine que son appartement est grand.
Son prochain roman parlera-t-il de ce café? De ces clients? Du patron? De moi, peut-être? Je me demande bien quelle vie elle me réserve. Certainement quelque chose de grand; les auteurs offrent toujours à leurs personnages une vie sans précédent. Pourtant, la vie des « vrais » gens est souvent banale à pleurer.
Duras et Steiner m'appellent. Je veux le finir avant de quitter le café. Voilà , j'aime Marguerite Duras. L'amant, bien sûr. Mais tout le reste, aussi. Tout ce qui est moins connu, surtout. Emily L. est un délice, j'aurais voulu être Emily. Juste quelques instants. Je ne sais pas si Marguerite Duras quittait son appartement pour écrire. Je ne crois pas. Elle ne pouvait certainement pas traîner derrière elle sa machine à écrire d'avant guerre. Ces tout derniers mots, elle les a écrit dessus. C'est un trésor cette machine.
Merde ! Elle est partie. La dame est partie, me laissant seul dans le café. Sur sa table, il ne reste que le cendrier, un paquet de cigarette vide et quelques pièces de monnaie. Je range mon livre dans ma besace. Je vais régler mes consommations au bar. J'en profite : - Qui est cette dame qui vient tous les jours? - Je n'en sais rien, me répond le patron. - Vous en ètes sur? - Oui, oui. Elle vient ici depuis longtemps. Elle ne dit jamais rien. Elle prend deux cafés, fume plusieurs cigarettes et regarde par la fenêtre constamment. - C'est étrange... - Ici, on l'appelle la dame du matin.
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