Ce matin était ensoleillé, et comme tous les Dimanche le calme régnait dehors. Robert était allongé sur le divan et relisait un chapitre d'Anna Karénine. Il avait une estime infinie pour Tolstoï ; pour lui l'art a connu son apogée dans les oeuvres de ce " monument", comme il aimait à le surnommer. Marie, sa petite fille était à table, maman venait de lui servir son chocolat. Marie venait de fêter la veille ses Six ans ; il restait encore dans le frigidaire quelques restes de ses cinq ans . Elle avait la joue appuyée contre sa paume et rêvassait .
__ Papa, c'est quoi un artiste ?
Robert était absorbé par sa lecture et n'entendît pas la question de la petite Marie. Louise rangeait la vaisselle, et voyant que son mari ne répondait pas, le héla avec la douceur dont seules les femmes ont le secret:
__ Chéri, ta fille t'a posé une question !
Il baissa son livre, laissant apparaître son visage encadré par des lunettes; ses lèvres se tordirent quand il vît sa femme le regarder d'un air réprobateur en hochant la tête. Tu es encore trop distrait mon chérie, lui disaient tendrement les beaux yeux bleu de Louise.
__ Alors ma p’ tite maman, tu voulais savoir quoi?
C'est ainsi que Robert aimait appeler sa fille: ma p' tite maman. Il l'adorait, supportait pas de voir sa femme la gronder; alors quand s'était une fessée il sortait carrément de la maison, s'était trop pénible pour lui, mais il en savait la nécessité. Et surtout il savait qu'une maman ,dans son bon sens, ne pouvait faire de mal à son enfant; comme il aimait à le répéter à Marie quand, en rentrant du boulot, elle courrait se jeter dans ses bras et se plaignait de maman qui l'a grondée ou lui a donné une fessée. Dans ces situations Robert l'écoutait avec gravité, en lançant des "oh" de désapprobations, et puis il allait doucement, sur la pointe des pieds, et attrapait Louise à qui il donnait des petites tapes sur les fesses en lui disant de ne plus opprimer la malheureuse enfant; Marie était toujours amusé de voir ça, et Louise avait fini par s'y faire. Mais toujours est il qu'ensuite il prenait sa fille dans les bras et lui expliquait qu'il n'existait pas de plus grande tendresse en ce monde que celle d'une mère pour son enfant, et que si maman l'avait grondée ou même donné la fessée, c'est que s'était mérité.
__ c'est quoi un artiste, papa?
répéta Marie, en remuant son chocolat, toute pensive. Ca lui arrivait tout le temps le matin au réveil. En entendant la question de sa fille Robert ouvrît grand les yeux. Marie avait le don de le désarçonner avec des questions qui le laissait perplexe malgré sa culture assez vaste. La tête qu'il faisait dans ces situations faisait sourire Louise, comme en cet instant. Souvent il disait à sa femme l'air ébahi :
__ C'est pas possible Chérie, elle passe la nuit à ruminer des questions cette petite !
__Un artiste, hum par où vais je bien commencer? Robert réfléchit un instant.
__ Un artiste, ma petite maman, c'est avant tout un poète, un musicien, un peintre.....
Mary interrompit son père:
__Papa je ne suis pas aussi bête, tout ça je le sais ! Lui lança t elle les yeux écarquillés .Robert éclata de rire en voyant l'expression de son petit visage d'ange; il craquait quand elle prenait ces airs de grande personne.
Il se gratta le menton, les yeux rivés au mur, puis il alla s'asseoir en face d'elle.
__ Un artiste, ma p'tite mère, c'est quelqu'un qui voit le monde et la vie autrement que le reste des gens. C'est le messager que la beauté a choisi pour s'exprimer.
__ Comment ça, autrement ? lui demanda Marie en fronçant les sourcils. Robert sourit et poursuivit :
__ Pour le poète, par exemple, la flamme de la bougie sera un farfadet qui danse des hanches; la pleine-lune, le miroir dans lequel dame nature se contemple en se refaisant une beauté. Marie souriait. Elle était visiblement enchantée par les paroles de son père; même Louise , qui descendait les escaliers de la mezzanine, s'était arrêtée, et écoutait.
__Un farfadet dansant.....! reprenait Marie, les yeux pétillants de malice.
__Le musicien qui, à la lueur dansante d'un joyeux farfadet, admire sur la face rutilante de la lune le visage de dame nature, et tend l'oreille pour entendre le chant des astres, qu'il nous dévoilera dans une symphonie, ou simplement dans une mélodie, est aussi un messager de la beauté.
__ Vois-tu ma p'tite chérie, chaque créature que Dieu a mis sur terre ne perçoit du monde que ce dont elle a besoin : ainsi, l'abeille ne voit que 3 couleurs; le chien entend des sons que nous, humains, n'entendons pas; la mouche voit les mouvements au ralenti.
__Tu me suis mon p'tit ange ? Marie acquiesça de la tête.
__ L'artiste, quant à lui ma p'tite mère, voit sa propre réalité; triste ou joyeuse, il la décrira avec beauté
__ Alors, tu as compris ma chérie ?
__Heu, pas tout papa; mais j'ai adoré la flamme farfadet !
Marie resta pensive un bon moment, les yeux noyés dans son bol de chocolat, toujours plein, puis elle releva sa jolie petite tête d'ange; son visage, subitement, se fît radieux, comme si une pensée euphorique l'illuminait, et elle dit timidement à son père:
__ Mais alors papa, je suis une artiste.
Zoheir
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L'amour est une fumée de soupirs ; dégagé, c'est une flamme qui
étincelle aux yeux des amants ; comprimé, c'est une mer
qu'alimentent leurs larmes.
William Shakespeare(Roméo et Juliette).