On n’oublie rien.
En hommage Ă Jacques Brel.
Et surtout pour toi, mon « beau mon tendre mon incroyable amour… ».
Tous ces matins. Tous ces soirs. Et les lits défaits, et les encensoirs.
Et les nuits de noël, et les tous ces mois d’été, toutes ces cigales et ces neiges, et les espoirs.
Combien de jours, combien de nuits, combien de haines, combien de cris ?
Combien d’étreintes, combien de vies ?
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans…Et longtemps, longtemps après, l’est-on véritablement davantage ?
On n’oublie rien, chante-t-il, et c’est vrai, mais en même temps de toutes ces années là perdurent surtout les incandescences, le reste me semble noyé dans la monotonie des jours.
Car comment garder en mémoire toutes les tristesses, les désespérances, les atrocités quotidiennes, allant de l’intervention du SAMU pour une aînée qui s’étouffe-depuis, je ne sais plus avaler les cachets…- à ces nuits ou WE entiers passés à veiller un enfant malade, ou des heures passées à pleurer avant l’imminence d’une séparation aux coups parfois violents ?
Et comment garder en mémoire toutes les heures douces, les joies tendres d’un couple ou d’une famille qui fonctionne, qui ronronne ?
Certaines images restent, mais sans fulgurance. Cette auberge au somment d’un mont en Autriche, un océan en révolte découvert avec mon premier mari…Les deux tresses de ma fille aînée lors de sa première matinée à l’école. Le fou rire échangé avec ma cadette lors de la paranoïa ambiante de la grippe aviaire, lorsque, croisant un asiatique au bord du Canal du Midi, nous avions ensemble retenu notre respiration…Patchwork un peu effrangé, mémory poussiéreux. Ce restaurant où nous avions commandé deux entrecôtes frites à la suite, épuisés par le déménagement international, avec mon deuxième époux…Ma fierté lorsque l’on m’a annoncé le QI de mon fiston, et puis les histoires de Marcel le pompier que je lui inventais, comme j’avais inventé celle de la machine à parfum et des « naninus » à la grande…
Et toutes ces préparations aux concours, ces livres au programme pleins de sable, m’accompagnant en vacances, jamais ouverts bien sûr…Ces dissertations d’infini verbiage, seul exutoire à mes frustrations d’écrivain muselée par la vie et ses contraintes…On n’oublie rien, mais demeurent surtout les sources vives des émotions, les brûlures des passions, les désirs et les vertiges.
Car ce sont bien les années de jeunesse qui sont marquées au fer rouge dans nos mémoires, comme autant de cicatrices indélébiles ou de tatouages à l’encre d’infini…Il me semble que le reste se confond dans un magma un peu fade, et pourtant, dieu sait que ma vie ne fût pas long fleuve tranquille, entre deux divorces et trois enfants de deux pères différents, entre ma vingtaine de déménagements, mes exils auvergnats, mes certitudes belges, mes passés aux cent mille vies, de ma période baba cool et du tissage-Dieu que c’était ennuyeux !!!- à mon accompagnement paroissial en tant que femme de pasteur…
Ce qui reste, ce sont ces frôlements d’âmes, et tous ces ressentis émotionnels…Et ces années-découvertes, celles de l’adolescence et des balbutiements de l’âge adulte…Mes souvenirs y sont blottis comme soleils éternels, car tout alors était vécu avec cette étrange intensité.
On s’y sentait Galilée. On avait raison, FORCEMENT raison !!!
On était passionné, car comment vivre sans passion ? Ces années d’aube d’été me furent torrent et lumières, j’y dévorais Kerouac et Rilke, Proust et Rimbaud, rock and roll et Mozart, j’allais d’éblouissement en étreintes, tanguant telle une Ophélie ivre au fil des méridiens de mes nuits.
Lectures fondatrices, pierres angulaires de toute une vie, harnachée aux plus grands je me sentais invincible, encordée aux poètes et aux philosophes je me sentais des ailes et voulais gravir toutes les montagnes… Fréquentant très tôt un milieu un peu anarchiste et vivant les primes heures du mouvement écolo, j’eus aussi l’insigne honneur de devoir me cacher pour lire, pour écrire, car vivre se devait d’être action, et mon côté « intello » faisait de moi l’hérétique de service ; pour un peu, mes amis m’auraient envoyée en camp de redressement au Cambodge…
Alors, au gré des interdictions, et puis des quotidiens, je me suis « rangée des voitures », j’ai peu à peu renoncé à mes amours de jeunesses ; lire me devint presque accessoire, et, d’ontologique, l’écriture ne me fut plus que pensum universitaire…
Mais on n’oublie rien, et je sais encore le frisson d’âme et l’éblouissement ressenti en découvrant Rimbaud, en plongeant dans les « Chevelures » de Baudelaire ou en écoutant les frôlements d’ailes des Anges rilkéens…
Et je sais que Toi, pour qui j’écris ces lignes, te souviendras de nos lumières, de notre correspondance qui, même si elle n’a pas la facture d’un échange entre Marina Tsvetaieva et Pasternak, ou entre une Lou Andrea Salomé et Rilke, te sera envol et certitude, ancre et Grand Voile…Car tu garderas en toi les mots, les beautés ; tu te souviendras de la petite vibration de ton portable en cours, et de ton impatience à lire les vers de Celan ou de Verlaine qui racontaient notre histoire, tu te souviendras de notre conviction de gémellité, et de l’émotion des rimes bues avec l’intensité d’un alcool imaginaire…
Demeure, toujours, la mémoire vive du beau. Je sais encore la neige qui descendait, magique, le long des colonnes du théâtre Sorano à Toulouse, lorsque nous étions allés voir « La Mouette », et le bras de Michel Puech qui entoura mon épaule dans le bus du retour, et le goût tant attendu de son premier baiser…Je sais encore la main de Joshua sur mon bras dans ma chambre de vestale, et ses yeux bleus pacifique qui me voulaient en Californie…Et, plus tard, bien plus tard, au-delà des dédales d’une mémoire engourdie par l’usure des répétitions, je sais les fulgurances de ce désir pour Jean-Charles, ou les naïves espérances de l’unique baiser interdit échangé avec Vincent, rue de l’Enfer…Un seul baiser me porta plus longtemps et plus fort que des centaines de nuits conjugales, car il m’était d’amour.
On n’oublie rien, chante Jacques qui savait tant de choses, et tu n’oublieras pas les battements insensés de nos cœurs avant notre rencontre, qui sera, on ne sera pas, mais qui semble devoir être inéluctable, tu n’oublieras pas la fonte du temps, ni l’immédiateté de notre connivence, ni celle de notre désir. Tu n’oublieras pas les moqueries et les sarcasmes des autres, de ceux qui riaient de nous ou nous menaçaient, ni l’éblouissante clarté de nos évidences, de notre évidence.
Tu sauras, tu sauras que cela devait arriver, devait exister, envers et contre tout, envers et contre tous, et qu’il nous fallait nous aimer à tort et à travers. Nous nous reconnaîtrons, comme de bien entendu. Il sera tellement facile de se regarder et de rire. Nous aurons choisi un lieu public et nous ressentirons, j’en suis persuadée, cette étrange vibration qui précède les tempêtes, et tu m’apparaîtras, mon cavalier des orages, et le silence se fera, comme dans un travelling d’éternité. Emportés par la foule nous nous arrêterons soudain et nous saurons.
On n’oublie rien, et chaque seconde de ces quelques heures te seront siècles de mémoire. Le sourire partagé, se boire du regard comme tu me l’avais dit dans un texto, et la main frôlée, et les baisers fous dans l’obscurité du cinéma, et le vin dégusté, et les verres levés, et les serments de jamais ou toujours, et les rimes embrassées, et les pleins et les déliés, et tes mains sur mes hanches et mon corps près du tien, et l’émerveillement de savoir que la vie c’est maintenant. Nous lirons René Char, nous nous regarderons, tu oseras, je cèderai, nous irons vers nos risques, nous serons.
La rencontre s’écrira, en pointillés ou d’immense, mais je la devine probable et merveilleuse.
On n’oublie rien.
Et je ne t’ai, moi non plus, jamais oublié. Tu m’écrivais « Mon enfant, ma sœur, mon trésor, ma peur, ma rose, mon vent… »
Et toi, mon frère, mon renouveau, mon inconnu, mon espérance inattendue, mon mirage et mon élan, je te garderai pour les mille ans qui restent et te regarderai grandir et t’accomplir.
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"Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue:
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue.
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler:
Je sentis tout mon corps et transir et brûler."
Racine, "Phèdre"...