Sous le poids d’un pas lourd, les feuilles froissées tressaillent sans oser se plaindre. Le pied qui se pose ainsi est un peu à l’étroit dans sa chaussure haute. Le gros orteil se rétracte, son ongle épaissi par une mycose est trop long. Un cor tourmente le dernier orteil. La chaussette de coton beige dont la trame est élimée à la pointe et au talon assure mal son rôle de protection.
C’est ce pied, le droit, qui est le maître de la marche. L’autre suit en se traînant sur le sol, semble vouloir se faire oublier. Il souffre moins cependant car sa chaussure est percée à hauteur de son gros orteil.
Les semelles aussi sont lasses d’avoir parcouru de nombreux chemins. Les talons sont usés, le droit surtout ; il est entamé sur le bord extérieur. Dans les rainures à demi effacées, épines diverses et petits graviers sont fichés. Le cuir délavé des tiges est taché, griffé par les ronces. Certains œillets métalliques ont sauté et les lacets se maintiennent comme ils le peuvent.
Quelques pas encore et l’homme s’arrête. Les deux pieds, posés à quelques centimètres l’un de l’autre, sont silencieux. Ils attendent, discrets, l’ordre de remise en marche. Mais l’homme au-dessus d’eux ne donne aucun signe de vie. Alors ils essaient de s’étirer un peu, de détendre leurs articulations en rêvant au confort d’hypothétiques pantoufles.
Au loin on perçoit des cris joyeux d’enfants qui s’interpellent d’un arbre à l’autre. La forêt semble vouloir s’associer à la fête. Les arbres dodelinent de la ramure et leurs feuilles, fatiguées, se balancent doucement. Quelque part un oiseau chante.
L’homme se remet en marche, mais le pas maintenant se fait précautionneux, attentif. Il s’attarde parfois, surtout auprès du tronc des arbres. Ces haltes finissent par ennuyer les pieds qui, à ras de terre, se lassent de rester là , plantés au milieu des feuilles mortes qui leur bouchent la vue. Une limace a même l’impudence de tenter l’escalade de la chaussure gauche.
Une fillette s’est éloignée du groupe d’enfants et se rapproche un peu, juste au moment où l’homme a repris sa marche. Il avance de quelques pas et s’arrête à nouveau près d’un arbre. Les pieds, cette fois, ne sont pas mécontents de cet arrêt car la vision de la fillette les divertit. Elle est plus agréable à regarder que leur maître, un taiseux mal rasé, dont le regard les inquiète parfois.
Soudain, au-dessus d’eux, le déclic d’un opinel qui s’ouvre les fait sursauter. Le pied droit, mieux placé que le gauche, entrevoit la main nerveuse de l’homme, crispée sur le manche du couteau. Les veines sont saillantes, bleutées, les ongles cassés et noircis.
L’homme paraît attendre. L’enfant s’approche, il lui fait signe.
Elle est là . Les pieds s’agitent un peu, déplacent quelques petits morceaux de bois mort, un bâton repousse les feuilles mortes. La voix rauque de l’homme s’élève :
« Là , as-tu vu ? Regarde ce beau champignon, c’est un cèpe de
bordeaux, le roi des champignons. Appelle vite tes copains pour leur montrer notre découverte. Après nous le cueillerons. »
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Vous ne donnez que peu lorsque vous donnez de vos biens
C'est lorsque vous donnez de vous-mêmes que vous donnez réellement.
Khalil GIBRAN