Cet homme de 45 ans est un ĂŞtre Ă©trange et original,
un vagabond sans famille ni domicile fixe. Je l’avais
rencontré il y a deux années de cela. Son accoutrement
avait attiré mon attention. Nos conversations étaient
longues et bâtons rompus. Un semblant d’érudition se
dégageait de ses propos.
Finalement, nos rencontres pour deviser Ă©taient
devenues assez régulières. Voici un brin de nos
conversations passionnées :
- Mosmar, notre ville, saharienne et lointaine, te
plait ?
- Oui et non, c’est le « mektoub » (le destin), que
veux-tu ?
- Tu crois au mektoub ?
- Ce sont les malchanceux comme moi qui croient, pas
les « nantis » !
- Et le mariage ? A ton âge, tu es toujours
célibataire…
- Ecoute, j’ai vécu orphelin, et puis, je suis un
Ă©ternel voyageur : pas le temps !
- Mosmar, si tu cherchais un travail et fondais un
foyer ?
(Notre ami ne me laissa pas le temps de finir ma
phrase, il se lança dans une violente diatribe)
- Comment peux-tu dire ça ? Toi, un père de famille !
Le peu d’économie qui restait au pays a foutu le camp
avec cette bazardisation extrĂŞme et anarchique ! Tout
le monde importe ! Rares sont ceux qui produisent !
- Mon ami tu devrais faire un tour du côté des fellah…
- Mais non ! Tu vois les gens fuient la campagne sous
la pression de toutes sortes : sécheresse, violence,
paupérisation...
- Quoi Mosmar ? Tu critiques le régime ?
- Mais tu sais bien que c’est la vie de tous les jours
qui le « critique » et le dénonce ! Par exemple, les
jeunes (« l’avenir du pays ») deviennent soit des «
hittistes », des drogués ou des « terroristes » ; Il y
a mĂŞme des cas nombreux de suicides et de plus en plus
fréquents ! Et encore : Où vont les recettes des
hydrocarbures ? Les caisses de l’Etat sont pleines !
Que fait le gouvernement ?
- Sur ce dernier point mon bon ami, je te donne
entièrement raison : le régime « punit » le peuple en
l’appauvrissant davantage ! Il le prive de cette manne
pétrolière avec le silence complice des acheteurs
d’Europe et d’Amérique ! A ton avis quelle est la «
solution » à cette situation de paupérisation continue
et de non-droit ?
- Un mouvement général permanent de désobéissance
civile non-violente !
- Mais mon ami, les citoyens (en fait : sujets !) ne
sont ni mûrs ni préparés pour une action d’une telle
ampleur nationale ! Et de surcroît pour une durée
illimitée !
- Djilali n’oublie pas que notre « catastrophe » est
NATIONALE et elle ne peut avoir pour remède qu’une
riposte NATIONALE ! Ses conditions et formes
revêtiront des aspects inédits et appropriés.
- VoilĂ que tu parles comme un sociologue, pour le
quasi-analphabète que tu es ! De toutes façons,
Mosmar, ce ne sera pas pour demain ! Et puis, nous
n’avons pas un Ghandi !
- Crois-moi Djilali, chaque Ă©poque et chaque situation
historique, arrivées à maturité, ont eu leur Ghandi,
leurs libérateurs et leurs prophètes !
- Ta conclusion est parfaite mon bon Mosmar ! Passons,
veux-tu, à d’autres sujets d’actualité algérienne ?
( Le lendemain:)
- Eh Mos ! Je t’ai cherché partout, où étais-tu passé
? L’actualité du pays se précipite. Au fait, comment
vas-tu ?
- Oh ! Je suis extenué et quelle chaleur ! A
Tamanrasset, l’été est déjà là ! Un bémol, les nuits
sont fraîches à la belle étoile !
- Installons-nous ici et repose-toi un moment et puis
passons, si tu veux, à l’actualité riche en évènements
qualitatifs. Eclaire ma lanterne de ta perspicacité !
- Quoi ? Que veux-tu dire ?
- Ces populations qui revendiquent bruyamment leurs
droits à la vie et la dignité dans les villes et les
villages les plus reculés de notre pays bien-aimé :
L’Algérie ?
- C’est clair : la contagion par l’Intifada
palestinienne ! Quand un peuple est en face d’un
adversaire brutal et hermétique, il n’y a qu’une
solution : la rue !
- Mais, mon ami, ici, nous sommes dans « notre » Etat
! Non ? C’est différent ?
- Un Etat qui a abandonné ses grands principes
historiques et fondateurs !...
- Oh là ! Arrêtes ! Tu exagères ! Tu veux dire : qu’il
faut reprendre à zéro les conquêtes nationales,
sociales et politiques, renouveler le combat pour
l’émancipation de l’identité algérienne et la
réalisation de la souveraineté du peuple ?
- Oui mon ami, sans la démocratie et la souveraineté
du peuple, aucun problème ne sera résolu en Algérie !
- VoilĂ qui est bien dit !...Donc, ces gens dans la
rue ont pris conscience qu’on leur dénie leur
citoyenneté et leur existence en tant qu’ÊTRE HUMAIN
(humiliation suprême !) et qu’ils sont devenus des
Ă©trangers dans leur propre patrie ?!...
- Oui Djilali ! Et pire encore : le peuple tout
entier, c'est-à -dire : tous les « citoyens » resteront
des ETRANGERS dans leur propre pays, tant qu’ils ne
prendront pas en main leur propre destinée !! … Il y a
une rupture totale et consommée entre l’Etat et ce
qu’on appelle « le peuple » ; L’Etat ne reconnaît que
sur le papier la citoyenneté à l’individu. Dans la
réalité, le « citoyen » est un sujet, un esclave
moderne. Après cette profonde cassure, l’affrontement
est inévitable ; C’est le cas aujourd’hui. D’où
l’urgence de l’émergence de ce qu’on appelle la «
société civile », les groupes sociaux de pression et
d’influence, construits en toute démocratie, (les
associations, les syndicats, les intellectuels, les
partis, les jeunes, les femmes, les cadres, etc.).
- Si j’ai bien compris, Mosmar, c’est un peu
l’Histoire qui se répète : la reconquête de
l’indépendance, une deuxième lutte de libération
nationale, mais cette fois-ci, avec l’arme de la
démocratie, la conquête de la souveraineté du peuple ?
Nous vivons une situation de régression historique, un
retour, en quelque sorte, à un état néo-colonial ?
- HĂ©las, il me semble que oui ! Comme si on nous
reprochait notre lutte de libération nationale de 1954
! Et on nous la fait payer chèrement !...
Djilali HAMDAOUI, Tamanrasset, Algérie
----------------
Nordsud
Aimer ce n'est pas se regarder l'un l'autre mais c'est regarder ENSEMBLE dans la même direction" Saint Exupéry"