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À Al-Maari À Al-Maari
"Peut-être y a-t-il une tombe qui a été deux fois tombe et qui se rit de voir des hôtes si pareils et si différents. La vie est semblable à une insomnie." (Abu-l-Ala al-Maari)
Poète divin, divin sage Au front par la nuit assombri, Toi qui pleurais, loin de l'orage, Pour l'homme qui vit et qui périt;
Tu chantais, ô, oiseau béni, En déployant ton aile blessée Dans le firmament infini Et moins profond que ta pensée;
L'on voyait choir dans l'univers Tes plumes qu'empourprait la sagesse Avec les traits puissants des vers Que murmurait ta jeunesse!
La Syrie de ton jour radieux Vit reluire la douce aurore; Ô, poète immense, ô, saints lieux Dont mon cœur se souvient encore!
Les villes, vastes comme les déserts, Ont vu errer ton enfance Éprise du savoir aux doux feux Et ennemie de l'ignorance!
Et Bagdad, ville divine, Et l'Égypte et ses fiers tombeaux, Dans le jour que la nuit mine Virent reluire ton flambeau
Quand d'un vieux maître aux cheveux blancs Tu écoutais les sages maximes Que ce docte vieillard tremblant Te répétait, magnanime!
Bientôt jeune, tu vis les poètes Chanter, courbés aux pieds des rois, Qui, aèdes à l'âme inquiète, Les imploraient avec effroi;
Tu les vis louer les tyrans, Riches et entourés d'esclaves, Et au peuple qui d'eux s'éprend Dire les travaux de ces braves!
De ces crimes qui souillent l'art Tu gémis, poète auguste, Et tu te dis, le cœur hagard: "Qu'ose-t-on faire, dieu juste?
Vous donnâtes au poète une lyre Et à la femme la beauté, Pour voir la femme sourire Et voir le poète chanter;
Aux victimes comme aux bourreaux Vous donnâtes la poésie, Comme les dieux donnent aux héros L'immortelle et douce ambroisie;
Le poète tomba de votre aile, Ô, Dieu, comme un vivant rayon! Vous bénîtes ce songeur frêle Pareil à l'heureux Alcyon;
Et voilà que ce fils redoute, Ô, péché dont la lyre frémit! Ce roi vainqueur qu'il écoute En courbant son front insoumis!
Le voilà , servile, qui vénère Un homme, et ne vous vénère pas; Il ne craint plus votre tonnerre Et il craint le bruit de ses pas!
Qu'il soit maudit, le poète sombre Dont la lyre impie chérit l'or; Qui de ses pièces compte le nombre Comme jadis Judas sans remords!
Tristes mortels, où allez-vous? Vous errez, et la Renommée Qui vous berce avec ses chants doux, Cette infidèle bien-aimée,
Aujourd'hui propice, demain À vos vœux sera hostile; Je m'en vais loin de vous, humains, Chercher un ténébreux asile!"
Et tu t'en allas, éploré, Loin des rois et des hommes, Dans ta demeure demeurer En songeant au monde où nous sommes!
Chantre aveugle comme Homère Et comme Tirésias clairvoyant, Tu songeais à nos chimères, Et ton aile, en la déployant,
T'emportait loin du monde obscur! Ton œil, plein d'une clarté céleste, Était divin, et ton cœur pur Priait pour les hommes qui restent
Et priait pour ceux qui s'en vont! Ta lyre gémissait, oubliée, Et les pleurs tombaient de ton front Sur ses cordes déjà mouillées!
Leurs nefs emportées par les ondes Dont les doigts caressent la mer, Des déserts infinis qui grondent, Des villes, des monts et des éthers,
Maints poètes, maître vénéré, Venaient à ta source limpide Étancher leur soif, t'adorer Et de ta sagesse avides!
Tu leur disais: "Hôtes bienheureux, Ô, fuyez ma solitude! Soyez aimés et amoureux Et vivez sans inquiétude!
Triste, mes pleurs n'ont point séché, Laissez-moi, poète qu'on oublie, Dans ma sombre demeure cacher Mes vers et ma mélancolie!
Vous me croyez docte, hélas! J'ignore Jusqu'à l'heure où je dois mourir! Vous m'implorez, je vous implore De me laisser ici souffrir!"
Ô, sois béni, poète immense, Poète dont le cœur souffrait, De la mort louait la clémence De la vie maudissait les attraits!
Ton doux souvenir demeurera Radieux et puissant dans mon âme, Dans mon âme où il reluira Comme une immortelle flamme!
*PS: Chers amis poètes, permettez-moi de vous présenter le grand homme à qui cet humble poème rend hommage : Aboul Alaa El-Maari (973-1057) : Grand poète et philosophe arabe, connu pour sa virtuosité technique et pour le pessimisme à l’origine de sa vision philosophique. Il naquit à Maarat Al Nooman (d’où son surnom : Al Maari).Il devança de huit siècles environ la pensée attribuée dans le monde occidental à Arthur Schopenhauer (le « pessimisme actif »). Il écrivit notamment « Sakt Al Zanad » (recueil de poème en vers réguliers) et sa fameuse « Risalat Al Ghofran » (« l’épître du pardon ») ,une « Divine Comédie » où, bien avant Dante, il dépeignit l’enfer et le paradis, à travers le voyage onirique d’Ibn Al Karrih. Il écrivit également « Al Louzoumiyat » ou « les nécessités » recueil philosophique où il s’amuse à faire rimer des mots de trois, quatre, voire cinq lettres identiques. Né aveugle, il était connu pour sa très grande intelligence et pour la puissance de sa mémoire ; selon ses contemporains, il était capable d’apprendre par cœur n’importe quel livre, à condition qu’on le lui lût deux, maximum trois fois. Il était également très docte (aujourd’hui, celui qui se pique de maîtriser très bien la langue arabe, a besoin d’un dictionnaire, et pas n’importe lequel, d’un « Lisan Al Arab » pour lire ses œuvres et les comprendre) ; Al Maara, la petite ville où il naquit, où il vécut et mourut, était devenue, grâce à lui, un véritable « centre culturel ». Des étudiants, des poètes en herbe, venaient le voir pour apprendre les règles de la langue et de la versification, mais également les fondements de la religion, de la morale et de la philosophie. Sa pensée était marquée par le scepticisme, c’était un vrai Voltaire. C’est pour cette raison qu’on le qualifia à l’époque de « Zindik » ou « mécréant ». Ceux qui le connurent racontaient qu’il pouvait embrasser trois religions en un même jour. Pessimiste, il se réfugia dans sa demeure à Al Maara, et dit à ses compatriotes : « Qu’on me laisse ici, même si les Romains attaquent la ville », il ne voulut pas avoir d’enfants, pour qu’ils ne vécussent point sa tragédie existentielle. Quand il mourut, il demanda qu’on gravât sur sa tombe cette épitaphe : « Ceci est le crime de mon père/ et je ne suis point criminel » (« Hadha Janahou Alaya Abi/ Wa ma janaytou ala ahadi). Parmi ses anecdotes qui montrent toute l’étendue de son savoir, je cite celle-ci : lorsqu’il était encore jeune, il alla à la cour d’un roi. Aveugle, il heurta un homme avec sa canne ; ce dernier, courroucé, demanda : « Mais qui est ce chien ? » Al Maari répondit : « Le chien est celui qui ne connaît pas quatre-vingt-trois synonymes du mot chien » et il railla celui qui osa l’insulter avec ses quatre-vingt-trois synonymes (ne vous étonnez point ; la langue arabe peut offrir un nombre infini de synonymes d’un même mot : J’ai fait, une fois, une petite recherche sur les synonymes du mot « épée » dans la poésie arabe classique, préislamique et postislamique, et j’ai trouvé, tenez-vous bien, 487 synonymes du mot épée ! La langue arabe est d’une surprenante richesse). Voilà , je ne m’excuserai jamais assez pour la longueur de mes poèmes et de mes notes…Mais croyez-moi, un tel poète mérite amplement plus. C’est un véritable monument de la poésie arabe et universelle.
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