Plume d'or Inscrit le: 16/9/2021 De: Envois: 816 |
Changer de vie Il faut que je lui dise, il en va de ma conscience et de mon bien-ĂŞtre moral.
La nuit fut épouvantable, entrecoupée de cauchemars, réveils en sursaut, transpiration excessive et palpitations. Je n’ai rien avalé ce matin, pas même un café; pas le temps, l'appétit coupé, le moral dans les chaussettes. Je dois rejoindre mon père à l’aéroport d’Orly pour l’inauguration d’une troisième grande bijouterie joaillerie à Madrid dont je serai, selon ses désirs, la gérante. Mon avenir professionnel est, hélas, minutieusement programmé, et ce, depuis le berceau: Suivre les traces du patriarche sans broncher, intégrer l’école des arts joailliers, suivre une formation commerce et management pour, dit-il, prendre sa relève. J’ai suivi mes études avec succès, mais sans réelle passion et surtout sans motivation. Obéir, il me faut obéir, même si mes objectifs professionnels sont à l’opposé des siens.
Je me souviens d’un réveillon de Noël particulièrement agité : J’avais quatorze ans et je rêvais d’intégrer un lycée hôtelier après l’obtention du fameux Brevet des collèges. Ma mère, femme au foyer, a toujours aimé cuisiner pour le plus grand plaisir de nos papilles. Un vrai cordon bleu ! Enfant, j’étais constament accrochée à ses jupons et je l’aidais, comme je pouvais, mais toujours avec plaisir et curiosité, à préparer les repas.La cuisine est un art gustatif et visuel que je voulais découvrir à tout prix. Entre la dinde et la bûche pâtissière, la discussion dévia autour de la poursuite de mes études. Le moment était bien choisi pour leur faire part de mes vœux . Après tout, c'était Noël et papa n'oserait pas refuser ma demande devant une dizaine d'invités, fussent-ils de la famille! Je crois n’avoir jamais vu mon père entrer dans une telle colère sous les yeux impuissants et embués de maman.Il était pâle comme un linge, et son coup de poing sur la table fit trembler les murs, la vaisselle et les convives, aussi. Un long silence et surtout un grand malaise s'en suivirent . Ma mère n’avait guère son mot à dire, comme toujours... Le patron, c’était lui, et pour le Lycée hôtelier, c’était NON ! L'affaire était définitivement classée sans suite et la fête terminée. Nous n'en avons plus jamais parlé.
La semaine dernière, alors que je surfais tranquillement sur le web, j'eus l'idée soudaine de rechercher une formation pour adulte, loin, très loin de la France, dans mon domaine secrètement rêvé . Et bingo ! Un établissement de renom et semble- t-il bien noté en Australie, à Sidney pour être précise, proposait une formation diplômante en hôtellerie-restauration. Les prix étaient exorbitants, mais qu'importe, je gagne bien ma vie et j'ai pu épargner suffisamment d'argent pour m'offrir ce qui, pour moi, est l'opportunité à ne pas rater ! Mais mon enthousiasme a bien vite cédé sa place à cette réalité beaucoup moins réjouissante : Mon père, ses projets, pour lui-même bien sûr, et pour moi, évidemment. Il serait déçu, rouge de colère- comme ce fameux soir de Noël- si je déclinais son offre soi-disant alléchante. Ben voyons ! Un cadeau empoisonné ! Je ne peux pas le trahir même si, à vingt-huit ans, j'ai la certitude d'avoir gâché ma vie avec cette existence insipide où seule ma lâcheté ne m'a pas permis de vivre de ma passion. Partir...je veux partir, m'épanouir, être heureuse, enfin ! Non. Hors de question d'en parler, ce sujet est tabou, oublié, enterré. Pense à autre chose, sors toi cette lubie de la tête une bonne fois pour toutes ! Ton destin est scellé, Basta!
Le taxi vient d'arriver pour me conduire à l'aéroport. À peine le temps de rassembler mes affaires et je sors, l'estomac noué, le cœur serré et l'angoisse à son plus haut niveau. Dans quel pétrin me suis-je encore fourrée? Pourquoi l'ai-je laissé choisir mon futur logement, organiser le déménagement? Mon Dieu quel gâchis! Je me sens comme prise dans un engrenage vicieux, pervers et sans fin, comme une mouche emprisonnée dans les filets d'une immense toile d'araignée et qui se débat tant qu'elle peut pour échapper à son prédateur. Sur la route, je ne cesse de penser à cet établissement prestigieux, j'imagine ce que serait ma vie là -bas si...Ah! Si seulement... -"Et puis merde à la fin ! Oubliez l'aéroport d'Orly, faites demi-tour dès que possible et conduisez-moi, s'il vous plaît, à Roissy-Charles de Gaulle"...
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