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     DĂ©dĂ© (4° et dernier Ă©pisode)
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Expéditeur Conversation
Palmier
Envoyé le :  6/9/2022 11:36
Plume de platine
Inscrit le: 12/12/2005
De: CĂ©vennes (France)
Envois: 2667
Dédé (4° et dernier épisode)



Dédé (4° et dernier épisode)<





***

Il y a déjà un bon bout de rêve que je suis allé raconter cette histoire au Maître d'école. Je ne sais pas combien de temps ça peut faire, ni combien de fois. Eux, ils diraient peut-être un mois, ou alors un bail. Ils disent "un bail". Je ne sais pas ce que c'est, ni combien de jours... Ça doit faire un grand bail de rêve. Moi je ne sais pas.
Le temps qu'ils comptent en heures, en minutes, en mois, en jours, c'est stupide, ça ne rime à rien, c'est de la pure invention. La preuve c'est que les heures, ce n'est pas la même chose pour un chien, un âne, un cloporte, un oiseau, ou un homme, puisque leur temps de vie n'est pas identique ! Et puis, eux-mêmes ne sont pas capables de donner des définitions cohérentes de tout ça.
La preuve ? Notre Maître d'école, Monsieur Mathurin, nous a dit qu'on comptait le temps par soixante, et les mètres par cent. Parfaitement ! Pourquoi ? Hein ? C'est incohérent. Et puis ils pensent que c'est moi qui suis "pas futé" ! Tu parles. Et eux alors, avec leurs comptes à la noix ?
Je ne comprends rien à ce qu'ils veulent dire avec leur "temps". Ce que je constate c'est que le temps peut être long ou court, même si on compte la même chose avec des mesures qui le divisent par soixante ! Par soixante ! Que c'est bête ! Pourquoi pas trente, ou deux, ou six...? Moi je sais que dans nos têtes tout est au présent !! Le passé est au présent, le présent est au présent ! Mais ça, je pense qu'ils s'en rendent compte. Enfin, pas sûr, peut-être, ils sont tellement idiots. Moi, en plus, je sais que l'avenir est aussi une sorte de présent !!
Je vis dans une espèce de grand actuel permanent qui n'a ni début, ni milieu, ni fin. Il y a fin quand on est mort. Ou plutôt, il y a vie et puis il y a mort. Ou encore, le temps est, ou bien il n'est pas selon que l'on est vivant ou mort. Si je suis, j'ai tout le temps avec moi, je veux dire le temps tout entier. Je me demande s'ils ne confondent pas le temps avec les évènements ! D'ailleurs, ils comptent aussi le temps avec des évènements !!
« Le jour où il est tombé de la grêle. Le jour où la brebis a agnelé. Le jour où je suis né… » C'est vraiment une drôle de façon de ressentir le temps.
Mon temps est en moi, il vit en moi, il existe tant que j'existerais. C'est une continuité. Je suis à la fois avec mon temps à moi et avec celui des autres. C'est pour ça que je les entends et que je les vois, et que je les sens même s'ils ne sont pas là. Dans le grand tout du temps, nous avançons tous ensemble, tous les vivants, c'est-à-dire tout ce qui vit.
Je les entends tous vivre, comme j'entends crier les branches sans sève dans le cœur des hivers, comme je sens frémir les sources lorsque le printemps les délivre du gel. Et je vois tout cela au passé comme au présent ou au futur, car ce qui est advenu ou ce qui adviendra est écrit dans le temps, comme un coup de tampon sur une vie. Il suffit d'attendre pour que cela advienne.
Alors, c'est un autre moi qui est inscrit sur le tampon, un autre Dédé qui est allé voir Monsieur Mathurin. Je devais le faire et je l'ai fait. Pour Louisette. Je ne pouvais pas rester sans agir, sans savoir si l'évènement avait eu lieu ou non.
Ce serait trop beau si je pouvais éviter les évènements inscrits sur le tampon. Je vois les signes du tampon, mais je sais bien que ce n'est pas moi qui grave et pas moi qui tiens le tampon... C'est simple. Alors comme je ne peux pas savoir, je suis allé demander à une personne fiable de vérifier si l'évènement avait eu lieu ou non. Avec eux, c'est sûr. Ils vivent uniquement dans les évènements. Là-dedans, ils ne se trompent jamais. Et moi, je n'en suis jamais certain, car je sais qu’il n’y a rien de sûr, mais que tout est possible ! C'est triste. Eux ils ont découpé leur temps en rondelles et ils les mangent une à une. Moi j'avale tout d'un coup, pour moi, pour tout ce qui m'environne et pour tous ceux qui m'entourent. C'est comme ça, c'est dur, mais on s'habitue.
Seulement, c'est souvent très triste.
Et après, ils s'étonnent que je ne sois jamais très gai.

***

La deuxième fois où il est venu me chercher parce que " Louisette m'appelle dans le puits ", je me suis assis, je lui ai pris la main et j'ai essayé de le calmer.
— Tu comprends, Dédé, je ne vais pas de nouveau courir comme un lièvre jusqu'au puits pour rien. Et d'ailleurs, il n'y avait rien l’autre jour et c'est tant mieux ! Tu te rends compte, j'espère, que je me suis fait un souci terrible. Tu m'as causé une belle peur, car je t'ai cru sur parole, Dédé. Il faut que tu sois raisonnable. Ton imagination te joue des tours, mon petit.
Il me regardait avec tristesse, de ses gros yeux globuleux. Il vous regarde toujours de ce regard bizarre qui vous traverse.
— Dédé, assieds-toi. On va attendre un peu tous les deux. Tu te souviens, la dernière fois ? La première fois où tu es venu me raconter que Louisette était au fond du puits !
Il n'avait pas l'air de comprendre. Il m'a dit alors cette phrase extraordinaire :
— Il n'y a pas de première fois. Ni de deuxième ou troisième fois. Il y a une seule fois, mais je ne sais pas quand...
Enfin, je vous le traduis comme ça, Monsieur le Maire, parce que c'était bien plus emberlificoté, et je vous fais une interprétation de ce que j'ai cru comprendre un bout de temps après. Et nous avons attendu, assis l'un près de l'autre, moi lui tenant l'épaule. Il reniflait une larme de temps à autre. Je lui disais :
— Tu l'entends toujours appeler ?
Il hochait lentement la tête tout en regardant droit devant lui attentivement, avec une attention profonde, douloureuse. Sa peine était palpable, je vous assure. Son anxiété atteignait une densité telle que j'ai failli plusieurs fois me lever pour partir en courant jusqu'au vieux puits.
On est resté là au moins une heure. Puis au bout de ce temps, je l'ai vu se détendre tout à coup. Il a paru émerger de sa transe. Il m'a regardé, pour une fois, comme s'il me voyait.
Je lui ai demandé doucement :
— Alors, elle est partie ?
Et il m'a répondu d'une voix à peine intelligible, une voix qui venait de loin :
— Elle est partie. Mais elle ira de nouveau, elle était toute noire... toute noire avec un voile noir...
Je lui ai tapé sur l'épaule pour le secouer... pour l’encourager, pour le soutenir… Je ne sais pas, moi. Qu'est-ce que vous vouliez que je fasse de plus ?


***

J'ai tenté d'expliquer ces choses à Monsieur Mathurin parce que c'est le seul qui me comprend… ou qui essaie. Car je ne peux pas savoir si mon présent est le même pour eux, là, en dehors de moi. Je ne peux pas être sûr que ce que je vois ou j'entends, pour eux c'est de l'actualité, du passé ou du futur.
Je vis dans un endroit où il n'y a pas de chronomètre. Tout est toujours dans tout, partout. C'est difficile de vivre avec eux dans ces conditions parce qu'on ne parle jamais des mêmes choses. Tout est décalé. Aujourd'hui, hier, demain, c'est leur lot. Hier, pour eux, c'est un souvenir. Demain, c'est un avenir. Pour moi, tout cela est identique. Je me promène indifféremment de l'un à l'autre. Le Maître nous a parlé des temps des verbes à l'école. C'est une complication bien inutile.
Ce qui fut, ce qui est, ce qui sera, drôle de bizarrerie. Puisque tout est mélangé, tout est fait, en train de se faire, ou se fera. Mais peut-être ne se fera pas. Les possibilités de vie sont multiples. Tout est à la fois possible et impossible. Eux ils veulent découper des tranches là-dedans. A quoi ça sert, des tranches de possibilités ? Moi, Dédé le Timbré, je ne fais aucune différence, je n'en vois aucune. Eux ils arrivent de quelque part et ils vont vers quelque part. Et pourtant, je sais qu'il n'en est rien. Nous parcourons un immense sur place où tout arrive en même temps.
Voyez. Qu'est-ce que la durée humaine à l'échelle d'une montagne, du ciel, des étoiles ? Ce n'est pas mesurable. On peut toujours y appliquer des mesures. Mais à partir d'un certain niveau, les mesures ne signifient plus rien pour l'esprit des hommes.
Comprendre c'est ramener tout à notre échelle à nous, sinon on ne comprend rien. Qu'est-ce que mille milliards ? Qui peut se représenter vingt-quatre siècles ? Qui peut s'approprier mentalement ces chiffres ? Personne ! C’est gros comment un virus ? Et cent virus ? À partir d'un niveau qui nous échappe, tout n'est plus qu'une forme de néant.
Il n'y a qu'une façon de se l'approprier, c'est en concevant le tout comme un tout et d'un seul coup, d'un seul tenant. C'est ce que je fais, quand je le peux.
Mais bon, tout cela je le conçois dans ma tête, je le ressens dans mon cerveau, mais je ne peux pas mieux me l'expliquer. Alors, comment voulez-vous que je l'explique aux autres ? Comment puis-je aller dire à Louisette qui se promène autour de son mas, que je viens de la voir au fond du puits ? Comment lui dire que je me fais du souci pour elle parce que je ne peux pas savoir si ça arrivera vraiment et quand. C'est une possibilité et je les sens presque toutes lorsque je m'intéresse à quelqu'un.
Je suis bien malheureux. Je vois des quantités de choses arriver, mais je ne sais jamais si ça arrivera, et surtout laquelle arrivera forcément !


***


Et puis, ce matin, Monsieur le Maire, quand il est venu me raconter que Louisette était encore au fond du puits à l'appeler sans interruption, il était en larmes. Jamais il ne m'avait autant parlé... Il m'a refait la même description : elle bougeait les mains en l'appelant et en le suppliant de l'aider. Mais cette fois il a ajouté que le puits s'est effondré sur elle, mais pas la margelle ni les murs. Non ! Il a vu sortir des gravats hors des murs, des rochers, des pierres toutes noires comme du charbon... Tout est tombé avec des craquements sinistres dans un bruit d'enfer. L'eau est devenue toute noire et Louisette hurlait... Alors, là, vous comprenez, sachant ce que nous savons tous depuis hier, je me suis senti blêmir. J'ai tout de suite pensé à cette catastrophe à la mine de charbon...
J'ai repoussé Dédé doucement et je lui ai demandé :
— Tu crois qu'elle est morte, Louisette ?
Il m'a répondit d'une petite voix aigüe :
— Je ne sais pas si c'est aujourd'hui.
Je n'ai rien compris à cela. Mais il a ajouté :
— Depuis quelque temps, elle était entourée d'un halo tout noir comme de la suie. Comme c'est tout ce charbon qui vient de l'écraser, je crois bien que c'est arrivé !
Et il s'est remis à sangloter de plus belle. Et moi, Monsieur le Maire, je l'ai planté là et j'ai couru jusqu'au puits comme un dératé.
Allez voir vous-même, comme ça vous pourrez me dire si je suis aussi fou que Dédé. Parce que, aujourd'hui, Louisette, elle est au fond.
Il n'y a pas de charbon ni de suie, mais je sais bien pourquoi Dédé en a vu...



***



Et voilà, en peu de mots, Brigadier, ce que m'a dit l'instituteur. Cela ressemble à une histoire et pourtant, depuis dix ans que je suis Maire à Campelevade, j'ai appris qu'il fallait toujours se méfier de ce que raconte Dédé. C'est une triste affaire, Brigadier.
La petite a appris l'éboulement au fond de la mine. Elle a su tout de suite que son fiancé y était resté. Le temps que ses parents et son frère se demandent où elle était passée, la pauvre fille a couru se jeter dans ce puits…
Je me sens coupable de ne l'avoir jamais fait combler, mais, vous savez, elle aurait trouvé autre chose. Pauvre garçon, pauvre petite, quel malheur ! Seulement, comment et pourquoi Dédé savait-il cela depuis plusieurs mois ? Ne me le demandez pas, Brigadier ! Je n'en sais rien, personne n'en sait rien et lui non plus, probablement.
Autre chose. Un conseil, si vous permettez. N'allez pas le voir, n'allez pas l'embêter. Il est déjà très malheureux, ce pauvre Dédé. Il l'est presque toujours. Et je commence à comprendre pourquoi. Monsieur Mathurin pense comme moi.
Mettons-nous à la place de Dédé. Il sait à peu près tout sur tout. Le temps, les arbres, les animaux, les gens. Mais il ne sait jamais si ce sera vrai ou faux. Pour lui c'est tout pareil ! Qu'il pleuve maintenant ou dans trois semaines c'est la même chose pour lui.
Dans ces conditions, vous n'en tirerez rien.
Et même, je vais vous donner un bon conseil. Passez bien au large de Dédé. C’est ce que nous faisons tous. Pourquoi ? Oh ! C'est très simple. Parce que personne ne veut connaître ce que Dédé sait à son sujet, des fois que ça lui prendrait de se mettre à pleurer en vous voyant ! Vous comprenez ce que je veux dire ? L'instituteur l'appelle Cassandre. Vous ne voyez pas ? Ça ne vous dit rien ? Lisez le dictionnaire, vous serez édifié ! Et puis, rendez-vous compte de ce que Dédé représente pour ceux qui vivent avec lui en permanence. Vous comprenez ? C'est un Oracle, c'est le Destin, bref, c'est l'Enfer !
Il n'y a que deux personnes qui ne le fuient pas. Monsieur Mathurin, l'instituteur, parce qu'il voudrait comprendre. Et surtout sa mère. Parce que c'est son fils, qu'elle l'aime et qu'elle se moque de ce qu'il peut raconter ! Tout ce qu'elle veut, c'est le consoler pour qu'il soit moins malheureux. Mais ça, c'est impossible, je le crois.
VoilĂ  l'affaire.
Et on n'en saura jamais plus. Allez ! Je vous souhaite une bonne soirée, Brigadier.




Bérouille – Mai 2009

Extrait de "Histoires mystérieuses des Cévennes"


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Avec mes amitiés

Alain

Pour voir mon site : Mes vers Ă  moi

""A la cour, mon cher fils, l'art le plus nécessaire
N'est pas de bien parler, mais de savoir se taire !""
(Voltaire)

dolores
Envoyé le :  6/9/2022 15:21
Mascotte d'Oasis
Inscrit le: 24/8/2009
De: france : 06 Alpes-Maritimes
Envois: 34137
Re: Dédé (4° et dernier épisode)
Bonjour Alain,

Un volet des plus bouleversants
Je pense que Dédé est surement autiste sur bien des points
relatés il me semble bien

Un dernier Ă©pisode des plus poignants
Merci l'ami bonne soirée


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Palmier
Envoyé le :  6/9/2022 15:53
Plume de platine
Inscrit le: 12/12/2005
De: CĂ©vennes (France)
Envois: 2667
Re: Dédé (4° et dernier épisode)
Merci Dolorès et merci pour tout ceux qui sont comme Dédé... De tous les personnages de mes nouvelles c'est lui que je préfère.... Tu dois t'en douter.


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Avec mes amitiés

Alain

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