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faustinyavo
Envoyé le :  9/2/2021 9:40
Plume d'argent
Inscrit le: 8/9/2014
De: Paris
Envois: 254
Un moment de grâce
1. Aéroport CDG Charles De Gaulle. Paris.

Le professeur Rahman Dakshi quitta l'hôtel Sheraton pour le terminal 2C de l'aéroport. Il était sept heures du matin, heure d'hiver. Il faisait encore nuit. Météo France avait annoncé un degré sur Paris et sur la région parisienne. Rahman Dakshi sentit le froid lui mordre les chairs malgré le grand manteau anthracite qu'il portait. Il avait l'impression d'être dans un réfrigérateur. Son souffle dégageait de la buée. Tenu au frais par le temps, pensa-t-il. À l'intérieur de l'aéroport, il déboutonna son large manteau, passa les portiques de sécurité et arriva dans le hall du terminal 2C. Les passagers du vol Al142d à destination de New-Dehi provoquaient un esclandre. Le Boeing 787-800 de la compagnie India air n'était pas en piste. Il avait un problème technique. Il était en réparation et le vol reporté au lendemain. La compagnie s'engageait à loger les passagers dans un hôtel à Disney. La police était sur les lieux pour calmer les esprits. Rahman Dakshi patienta dans le hall. Il portait un costume sombre et des souliers vernis noirs. Il était grand et large. Il avait le visage rondouillard, presque bon enfant, mangé par une barbe, des favoris et une moustache blanche. Il sentait l'huile de henné, le jasmin et la rose. Il se déplaçait avec une démarche souple. Son téléphone portable vibra dans la poche de son manteau. Il le sortit et lut l'e-mail. C'était un faire-part de mariage illustré de la divinité Ganesh, le dieu de la chance qui symbolise l'union du macrocosme et de microcosme. « Je me marie avec Abhirup Khedekar. Ta présence est indispensable. Ta sœur. Abhisarika» Abhirup Khedekar était un ami d'enfance qui possédait de nombreuses pharmacies. Rahman Dakshi but un café au Starbucks coffee puis regarda les avions rangés sur le tarmac depuis une immense baie vitrée. L'homme, originaire du Radjasthan, avait fait une partie de ses études à l'université Shri Ram Collège de New-Delhi et la suite à l'université George Washington, aux Etats-unis. Pendant un long moment, il contempla les machines et les gigantesques pistes de décollage et d'atterrissage. Puis il retourna au panneau d'affichage. Son avion était prêt pour le décollage. La moitié des passagers refusèrent de monter à bord. Ils disaient qu'ils ne voulaient pas mourir. Rahman Dakshi s'engouffra dans un corridor éclairé et se laissa conduire par le tapis roulant. L'atmosphère à l'aéroport Roissy Charles de Gaulle était celle des départs et des arrivées. Il faisait doux à l'intérieur des bâtiments. Il n'y avait pas de grèves du personnel navigant ni du personnel au sol. Accompagnés des voyageurs les plus téméraires, le professeur Rahman Dakshi se dirigea vers le Boeing 747-800 de la compagnie India air qui attendait. Rahman partait pour Jaipur, la ville rose. Il rejoignait le Bhagwan Mahveer Cancer Hospital and Research. Il venait de donner une conférence au centre de recherche en cancérologie de Lyon. Le neurochirurgien prit place en première classe. L'avion décolla dans un vrombissement et un sifflement des moteurs.

2
Jaipur, capitale du Radjasthan, Inde du nord.

Fondée en 1727 par le Maharadjah Sawai Jai Singh II, la ville de Jaipur est célèbre pour sa couleur rose. Elle doit cette couleur à la visite du Prince Albert de Galles en 1853. La ville fut peinte en rose en signe de bienvenue.
La famille Jayce venait d'aménager au premier étage d'un vieil immeuble d'habitation dans un quartier de Jaipur. Les immeubles formaient un bloc carré autour d'une grande cour arborée. Ce n'était pas un quartier misérable. Les bâtiments avaient été construits pour accueillir des familles. Il y avait là des familles de comptables, de secrétaires, d'employés d'administrations, de commerçants et d'ouvriers. Malgré l'ancienneté des immeubles et leur état de vétusté, il était agréable d'y vivre. Les lieux étaient propres et le syndicat des copropriétaires veillait à la bonne organisation et au bon fonctionnement des parties communes. Lorsque les ascenseurs tombaient en panne, ils étaient aussitôt réparés et les arbres élagués. Puis il y avait un marché, une boulangerie et toutes sortes de boutiques à cent mètres des immeubles, un cinéma, une pharmacie, une école maternelle et une école primaire. Dans la grande cour carrée, les mamans discutaient, les vieux se prélassaient sur les bancs publics et les enfants jouaient au ballon. Quelquefois, on entendait passer des crieurs à la volée, des marchands de bouteilles qui achetaient des bouteilles en verre vides qu'ils revendaient à des industriels, des vendeurs ambulants de bonbons glacés. L'ambiance était bon enfant et tout allait pour le mieux pour la famille Jayce.
L'appartement qu'elle occupait comportait deux chambres à coucher, un salon, une cuisine, une douche et des toilettes. Les fenêtres donnaient sur la grande cour, sur un parking et un séchoir à linge. La chambre des parents comportait un grand lit et une armoire. Il n'y avait pas de commode ni de grand miroir. Celle des enfants était aussi sobre. Un lit superposé, une armoire de rangement et une étagère. Dans le salon, qui servait aussi de salle à manger, trônaient une table en bois massif, de nombreuses chaises et un téléviseur couleur. Il n'y avait ni fauteuils ni bibliothèque. La cuisine était petite. Mais c'était un lieu capital pour madame Adhira Jayce qui y cuisinait des plats indiens sur une cuisinière à gaz. La cuisine contenait un réfrigérateur. La pièce sentait les épices et en particulier le curry. La famille disposait de l'électricité dans toute la maison et de l'eau au robinet. L'appartement était sobre et austère. Adhira Jayce brûlait des encens Auroshikha sur la table du salon en dehors des heures de repas. Ces encens comptaient parmi les meilleurs au monde et étaient fabriqués à partir d'huiles essentielles, de fleurs, d'épices, d'herbes aromatiques et de résines naturelles. Le couple avait deux enfants, une fillette de huit ans et un garçon de trois ans. La fillette s'appelait Gandhali et le garçon Madhu. Gandhali allait à l'école primaire du quartier et Madhu à la maternelle de la croix rouge. Ils avaient, chacun, deux tenues écolières qui devaient tenir toute l'année. Gandhali et Madhu mangeaient à la cantine scolaire.
Une route à double voie, bitumée et très fréquentée, longeait l'un des côtés droits du carré d'immeubles. Elle menait au centre-ville et à des quartiers périphériques beaucoup plus pauvres où vivaient des mendiants de la classe des intouchables. Ils étaient mendiants de génération en génération. Sur la route, il n'était pas rare de voir des charrettes tirées par des chameaux et des tracteurs chargés de foin. Mais plus fréquemment, elle était utilisée par les taxis, les auto-rickshaws (des petits véhicules motorisés à trois roues), des rickshaws (des vélos à trois roues avec une banquette pour les passagers à l'arrière), des charrettes tirées par des chevaux, des ânes, des bœufs. Il n'y avait pas de poubelles. Les détritus jonchaient le sol. Il y avait des arrêts de bus où s'entassaient les usagers. Tous les matins et tous les soirs de la semaine à l'exception du samedi et du dimanche, Kalpesh Jayce, le père, empruntait aux heures de pointe un bus gouvernemental surchargé de monde, brinquebalant, qui le menait à son travail et le ramenait chez lui, le soir. Il était serré comme une sardine. Il travaillait près du palais des vents dans une société d'archivage et de gestion de documents. Le palais des vents fait partie du City palace. En murs de grès rose, il abrite un palais avec des petites fenêtres treillagées finement sculptées, une façade ornée de loggias aérées en pierre ajourée, ciselée de niches. Il doit son nom à la brise qui circule par ses ouvertures. C'est le plus romantique édifice de Jaipur.
Non loin de là, Kalpesh saisissait, scannait, corrigeait les documents à partir de machines informatiques et de logiciels O.C.R. La salle était immense et les opérateurs nombreux. Ils étaient installés devant des scanners et des ordinateurs qui fonctionnaient en réseau. Kalpesh Jayce numérisait les bottins téléphoniques du Radjasthan. La tâche était importante, car il fallait rendre tout cela accessible à Internet pour le développement de l'inde. Kalpesh ne se plaignait pas. Il trouvait qu'il était assez bien payé - 15000 roupies par mois, le salaire d'un agent de police- et il pouvait faire des heures supplémentaires. Son salaire et le commerce d’Adhira suffisaient à nourrir et à entretenir la famille. Il travaillait quarante-deux heures par semaine sans compter les heures supplémentaires. Il s'apprêtait à fêter holi, la fête des couleurs. Une fête hindoue qui trouve son origine dans le Vasantotsava. Il avait acheté des poudres de couleurs verte, orange, bleu, rouge. Les couleurs correspondaient à l'harmonie, à l'optimisme, à la vitalité, à la joie et à l'amour. Et des bombes à eau pour arroser les touristes.
Tout aurait été parfait s'il n'y avait pas eu ce jour fatidique où à l'heure du déjeuner, il reçut un appel téléphonique sur son Nokia qu'il avait acheté à 1200 roupies. Il mangeait un pain indien, un chapati, accompagné de ragoût de haricots aux lentilles et buvait un lassi, une boisson traditionnelle à base de yaourt très onctueux et rafraîchissant proche du milk-shake. Il portait un kurta churidar, un vêtement composé d'un long pantalon qui lui retombait en nombreux plis sur les sandales et une longue chemise sans col qui lui arrivait aux genoux. Adhira lui annonça que Madhu avait fait une forte fièvre, qu'il avait perdu connaissance et que la directrice de l'école maternelle l'avait appelée et priée instamment de venir chercher l'enfant pour le mener au dispensaire. Elle quittait donc le marché et fermait sa boutique pour voler au secours de son bébé. Elle ajouta en hindi d'une voix agréable et douce :
- Ne t'inquiète pas. Puis elle raccrocha.
Le cauchemar avait commencé ainsi. Par une fièvre et une perte de connaissance. Le fragile équilibre de la famille était rompu. Le mal entrait par une fissure. Une mauvaise santé ou une maladie était conçue comme un déséquilibre de l'harmonie entre le corps et son milieu environnant. Kalpesh était hindou. Il souhaitait pour son enfant une existence heureuse dans la tradition hindoue. Aussi Madhu avait-il la tête tondue. Il ne subsistait qu'une petite touffe de cheveux. Kalpesh avait fait établir par un astrologue un « janampatri », c'est-à-dire un horoscope. Le petit carnet mentionnait l'heure et la date précise de la naissance de Madhu et l'emplacement des planètes. Cela dans le but de déterminer les trente-six qualités ou « gunas » du bébé. Le « janampatri » devait servir au mariage futur de l'enfant et mettre en relief les compatibilités avec la future mariée. Kalpesh avait été jusqu'à consulter un prête au Govind Dev Ji Temple au City palace. Le temple dédié à Krishna. Il avait lu et récité des prières pour le bon déroulement de la grossesse et la protection du bébé, fait des offrandes de riz au dieu Vishnou au huitième mois de la grossesse. Il avait été au bout des onze règles édictées par la coutume hindoue. Pourtant, voilà qu’Adhira lui annonçait que son fils allait mal, qu'il avait perdu connaissance à l'école et qu'elle le menait au dispensaire. Il avait senti de l'affolement contenu dans la voix de son épouse. Kalpesh se dit que Vishnou, qui maintient l'univers et qui est la bonté et la compassion personnifiées, veillait. Il regagna son poste de travail. Ce jour-là, il ne fit pas d'heures supplémentaires. À la grande surprise de tous, il demanda à regagner son domicile.

3
Aéroport de Jaipur Sanganer

Le professeur Rahman Dakshi arriva dans la nuit à l'aéroport international de Jaipur. Lorsqu'il descendit de l'A320 qui assurait la correspondance et qu'il arriva sur le tarmac, il enleva aussitôt son manteau anthracite. Le temps était sec. La température clémente. Il faisait vingt degrés. Il entra dans la structure de verre et d'acier du nouveau terminal, récupéra ses bagages et prit la direction de la porte d'entrée. Il passa devant des fontaines et des palmiers, des murs de pierres décorés de peintures du Radjasthan. Il se rendit au bureau officiel des taxis et des auto-ricksaws. Il prit un taxi qui le déposa dans un quartier résidentiel de la vieille ville. Le lendemain, il reprenait ses fonctions au Bhagwan Mahveer Cancer Hospital and Research.

4

Quartier populaire de Jaipur.

Kalpesh enleva ses sandales et rejoignit Adhira dans la cuisine. Gandhali entendit son père entrer. Dans la maison, on entendait tous les bruits et toutes les conversations. Adhira était occupée à faire le repas du soir. Elle préparait un pulao aux légumes, un plat végétarien agrémenté de pommes de terre coupées en dés, de petits pois et des morceaux de choux fleurs. Lorsqu'elle vit son époux, elle fit une humble révérence et le salua. Kalpesh lui renvoya sa salutation en s'inclinant avec les mains l’une contre l’autre puis sortit de la cuisine. En entrant dans le vestibule qui donne sur le salon, il remarqua que les couverts étaient mis. La maison était propre et parfumée aux encens. Il traversa le petit salon pour se rendre dans la chambre des enfants. Le téléviseur était éteint. Dans la chambre, Madhu dormait, sonné par les sédatifs. Gandhali avait déjà fait ses devoirs sur la table à manger. Elle était en compagnie d'Atmaja Utathya, une camarade d'école qui venait régulièrement les voir. Toutes les deux lisaient, assises par terre, un livre de contes pour enfants. Le Pañchatantra et étaient à l'épisode du cormoran, des poissons et de l'écrevisse (pañchatantra 1-15). Lorsqu'elle vit son père, Gandhali abandonna son livre de fables et se leva. Elle fit une accolade à son père et lui prit la main. Elle était habillée d'une robe bleue. Elle ne portait pas de saris. Elle était encore trop jeune. Atmaja salua poliment Kalpesh.
- Daddy, lui dit Gandhali. Madhu est malade. Il n'a pas été à l'école cet après-midi.
Tous les trois regardèrent Madhu. Kalpesh s'approcha du lit, posa une main attendrie, mais inquiète sur le front de son fils. La fièvre était tombée. La respiration était régulière. Vishnou veillait. Ils sortirent tous les trois de la chambre pour se rendre à la salle à manger. Ils prirent place autour de la table. Adhira posait les plats sur la nappe à carreaux. Elle portait une tenue rouge et or. Un salwar, un pantalon large attaché aux chevilles et une tunique longue, un kameez. Elle aussi était pieds nus tout comme Gandhali et Atmaja. On ne portait pas de chaussures dans la maison. Kalpesh admirait sa femme. Elle était de quelques centimètres plus grande que lui. Elle avait le regard souligné par du khôl, les lèvres colorées au bétel, les paumes des mains décorées par du henné foncé et persistant. Rouge. Symbole de l'harmonie et de la joie dans le couple. Elle avait une chevelure épaisse et brillante qui descendait jusqu'au creux des reins et une dentition éclatante grâce à l'usage répété de la pâte de mangousier qu'elle utilisait. Elle s'était passé un onguent sur le corps, une poudre brillante sur son visage et une raie rouge vermillon séparait ses longs cheveux noirs. Le sindoor. Puis elle avait marqué son front par un troisième œil, le tilak. Une pastille de poudre rouge. Elle avait passé de la pâte rouge sur la plante de ses pieds.
- Est-ce que Madhu va voir les éléphants avec nous ? demanda Gandhali avec une certaine hâte. Elle avait envie d'assister à holi, au défilé des dromadaires chamarrés et des chevaux, d'être présente parmi les musiciens et les danseurs folkloriques du désert, de voir les processions et les animations sportives des pachydermes décorés. C'était le mois de mars et tous les ans, il y avait holi et le festival des éléphants à Jaipur. C'était une période de fêtes populaires très colorées qu'elle ne voulait pas manquer. Tout le monde se maquillait de poudre de couleurs. Les propriétaires embellissaient leurs éléphants avec des couleurs vibrantes, les recouvraient de tapis de selle et leur faisaient porter de lourds bijoux. Les éléphants avaient des bracelets de cheville qui tintaient lorsqu'ils marchaient. Mais l'état de Madhu inquiétait Gandhali. Elle avait senti les soucis de ses parents.
- Bien sûr ! La rassura Kalpesh.
- Nous assisterons au match de polo au Chaugan stadium à Gangauri Bazar ! J'ai acheté quatre billets, ajouta-t-il.
Les équipes jouaient au polo à dos d'éléphants. Il y avait des concerts de musique classique indienne et radjasthanie, de la musique rock, de la fusion et des soirées électros. Madhu se réveilla et les appela. Il se mit à pleurer.
- Madhu s'est réveillé, annonça Atmaja Utathya. Adhira se leva et alla le chercher. Elle revint à la table et le prit sur ses genoux. Madhu cessa de pleurer. Il n'avait pas faim. Il semblait pris de nausées et de vertiges. Il s'accrochait au kameez d’Adhira. Il se plaignait de douleurs à la tête.
- Je prendrai une journée demain. J'expliquerai au patron que Madhu est malade et que je dois le conduire à l'hôpital, déclara Kalpesh. Je récupérerai ma journée sur mes heures supplémentaires.
L'enfant refusa toute nourriture, se plaignit de nausées et de vertiges et resta dans les bras de sa mère. Elle lui fit un bol de lait chaud qu'il but, mais qu'il ne put terminer à cause des nausées et des vertiges. À la fin du repas, ils burent un thé jaune au goût de muscat. Adhira annonça que conduire Madhu au dispensaire et chez le pharmacien lui avait coûté le bénéfice de sa journée.
- Deux cents roupies, souligna-t-elle.
Kalpesh eut une quinte de toux. Il ne dit mot. Il n'y avait pas de sécurité sociale. Pas de remboursements. Gandhali écoutait sans prendre la parole. À ce moment, la sonnette de la porte d'entrée retentit.
- C'est ta mère, annonça Gandhali à Atmaja. Elle vient te chercher. Kalpesh se leva et alla ouvrir la porte. La mère d’Atmaja entra. Elle n'était pas grande de taille et portait un sari mauve. Elle avait tiré ses cheveux vers l'arrière en une longue natte tressée. Sur le front étaient tracés à la poudre d'or des traits verticaux en l'honneur de Vishnou. Elle salua la famille et prit des nouvelles. Kalpesh expliqua que Madhu était malade.
- Les enfants sont fragiles. C'est constamment un souci pour les parents. Ils grandissent et ont des fièvres de croissance, fit-elle. Elle ajouta à l'intention d’Adhira :
- Je t'invite à cuisiner le plat de lentilles pour holi. Il y aura d'autres femmes du quartier. Nous serons nombreuses dans la cour carrée.
La famille Utathya vivait dans l'immeuble d'en face au cinquième étage dans un immense appartement. Atmaja fréquentait la même école élémentaire que Gandhali. C'était une amie d'école. Le père d’Atmaja travaillait comme gérant dans une société de grande distribution de produits alimentaires. La mère faisait des ménages dans les quartiers résidentiels de Jaipur.
Adhira accepta l'invitation. Holi était une fête de partage. Le repas se faisait en commun puis chacun repartait chez lui déguster sa part. Atmaja et sa mère repartirent.
- Je voudrais que tu me lises une histoire, fit Gandhali à son père.
- Laquelle ? demanda Kalpesh.
- L'histoire du cormoran, des poissons et de l'écrevisse. Je suis en train de la lire avec Atmaja. Je ne l'ai pas finie.
Kalpesh accepta. Adhira coucha Madhu dans son lit. L'enfant se défit des bras de sa mère sans regimber. Elle regagna la cuisine pour s'occuper de la liste de livraison de pickles qu'elle venait de recevoir. Elle vendait des pickles au marché, à cent mètres des immeubles. Elle proposait des boîtes de conserve au vinaigre, des cornichons, des oignons grelos, des choux-fleurs, des clous de girofle, du poivre, du gingembre, de la farine de moutarde et du curcuma. Elle vendait aussi des pickles sucrés avec de la mangue et du citron vert. Elle recevait les marchandises dans sa boutique. Kalpesh commença la lecture du Pañchatantra au pied du lit superposé. Il lut l'histoire. C'était celle d'un cormoran qui trouva un lac habité par de nombreux poissons. Pour se gaver, ce cormoran eut l'idée de se faire passer auprès des poissons pour un pénitent qui avait fait le vœu de ne plus les manger. Leur confiance acquise, il leur fit croire à l'arrivée imminente d'un grand malheur et se proposa de les transporter un à un ailleurs. C'est ainsi qu'il se gava. Il les mangea tous. Une écrevisse échappa aux desseins. Elle demanda à être transportée à son tour. Mais une fois sur le dos du cormoran, elle l'étrangla. Elle le punit ainsi. Le mal ne triomphe pas, songea Kalpesh. Gandhali semblait dormir. Madhu ne bougeait pas. Kalpesh ferma le livre, le rangea sur l'étagère, éteignit la lumière et sortit de la chambre. Adhira était occupée à préparer le repas du lendemain midi. Elle faisait du riz aux lentilles et un curry d'agneau. La cuisine sentait les épices. Plus tard, elle rejoignit Kalpesh au salon et s'assit à côté de lui. Ensemble, ils évoquèrent les péripéties de leur journée respective.
- Le docteur m'a priée de faire des examens complémentaires, des examens plus approfondis parce que Madhu a perdu connaissance. Il craint qu'il y ait quelque chose de plus sérieux qu'une forte fièvre.
- Pourquoi a-t-il perdu connaissance ? demanda Kalpesh.
- Tant qu'il n'y aura pas d'analyses complémentaires, il sera difficile de faire un diagnostic véritable. Cela peut être une simple fièvre, du stress et de la fatigue, mais cela peut être beaucoup plus grave. Le docteur m'a dit d'aller à l'hôpital.
- Je le conduirai à l'hôpital. Nous serons fixés, fit Kalpesh d'une voix grave. Dans la chambre, Gandhali ne dormait pas. Elle entendait tout ce qui se disait au salon. Elle savait que ses parents parlaient de Madhu et que la situation était grave.
- Mais nous n'avons plus d'argent, entendit-elle. Nous venons de payer 6 mois de caution pour cet appartement. Un loyer qui nous revient à 4500 roupies par mois. La nourriture nous coûte 2500 roupies. Je ne compte pas les factures d'électricité et d'eau, disait sa mère. Ni les cantines scolaires. Les hôpitaux coûtent chers. Où allons-nous trouver l'argent ?
- Ne t'alarme pas trop tôt. Nous n'allons pas privés les enfants de holi et Madhu se portera bien. Il a un bon karma. Puis Krishna et Vishnou n'ont jamais abandonné personne.
- Nous avons fait un mariage d'amour. Personne, dans nos villages, ni ici en ville, ne voudra nous aider. Nous sommes seuls, fit Adhira.
Kalpesh et Adhira s'étaient mariés par amour. Dans la société indienne, le mariage était arrangé, quels que soient la religion, la région, la classe sociale et le niveau d'études. C'était une relation entre deux groupes, deux clans. Le bonheur ne reposait pas sur les sentiments. Ils étaient trop éphémères. Le mariage d'amour avait mauvaise réputation. Aucun soutien n'était possible. Le kamasutra avait valorisé le mariage romantique et Bollywood l'avait fantasmé à travers ses films et ses chansons romantiques. Mais c'était tout. Kalpesh et Adhira étaient seuls face à l'adversité. Du moins, c'est ce qu'il croyait. Car, dans la chambre des enfants, Gandhali leur apportait son entier soutien. Elle ne perdait pas un mot de ce qui se disait dans le salon. Du haut de ses huit ans, elle était prête à se battre pour ses parents, pour Madhu. À trouver l'argent nécessaire s'il le fallait. Elle vivait dans un monde féerique, d'amour et d'espoir. Un monde de miracles où les vœux se réalisaient pourvu qu'on y crût. Puis, elle pensait disposer d'une véritable fortune. Elle économisait pièces de paisâ après pièces de paisâ, l'argent que son père lui donnait et elle le gardait bien en secret dans sa tirelire. Elle avait au total cinquante-cinq roupies et trente paisâs et elle pensait que cela suffirait à guérir son frère. La tirelire était cachée dans l'armoire de rangement.

5

Le lendemain matin, Kalpesh se réveilla aux aurores. Il ne savait pas qu'il vivrait une journée épouvantable. Il s'était levé plus tôt que d'habitude. Généralement, il se réveillait à six heures, faisait sa toilette, s'habillait et déjeunait. À sept heures, les enfants étaient tirés du lit. Il fallait aller à l'école. Mais cette journée était exceptionnelle. Il devait conduire Madhu à l'hôpital et cela semblait le tracasser. Il prit sa douche, se brossa les dents, s'habilla et se fit un café. Il sortit pour aller chercher du pain. À cette heure-là, la boulangerie sentait le bon pain chaud. Tout croustillant. Il sortit de l'immeuble, descendit les escaliers, traversa la cour carrée et la route goudronnée et se rendit à la boulangerie. Elle était ouverte. La lumière électrique brillait. Il croisa quelques passants, une charrette vide qui allait au grand marché se remplir de marchandises, des chiens errants et de rares taxis. Les chiens n'étaient pas très estimés. Ils erraient en nombre dans le quartier. Il y avait quelques clients qui attendaient. Kalpesh se rangea dans la file. Il connaissait bien le boulanger et les deux vendeurs. Ils échangeaient toujours un petit bonjour et demandaient des nouvelles de la famille. Lorsque Kalpesh leur apprit que Madhu était malade et qu'il devait le conduire à l'hôpital, ils furent consternés, mais l'encouragèrent à espérer en la providence et en la médecine. Il leur souhaita une bonne journée, paya quarante roupies et repartit avec une baguette de pain dans la main. Lorsqu'il entra dans la maison, Adhira était levée. Elle prenait sa douche. Il déposa le pain frais sur la table et apporta le café et le beurre. Il alla chercher les bols et les tasses, les cuillères et les couteaux sur l'évier. Puis il s'assit à sa place devant un bol de café fumant. Il le prenait sans lait et avec une tartine de beurre. Adhira s'habillait dans la chambre. Elle le rejoignit et tous les deux restèrent un moment sans parler comme s'ils appréhendaient cette journée.
À sept heures, les enfants se levèrent. Madhu se plaignit de violents maux de tête et expliqua, de sa petite voix enfantine, qu'il voyait les choses et les gens en double. Adhira toucha son front. Il était brûlant de fièvre. Elle l'habilla rapidement, voulut le faire déjeuner, mais Madhu refusa de se nourrir.
- Il faut que tu le conduises tout de suite à l'hôpital.
- Je vais l'emmener au service des urgences, répondit Kalpesh. Adhira nettoya et changea Madhu. Gandhali était prête pour l'école. Elle s'assit et déjeuna. Elle allait à l'école primaire, son cartable sur le dos, accompagné d’Atmaja. Adhira n'avait pas de servante. Cela coûtait trop cher. 6000 roupies par mois. À dix-huit heures, Gandhali revenait toute seule à la maison et poursuivait ses devoirs.


6
À l'hôpital, Kalpesh enleva ses chaussures à la porte d'entrée. Il fut reçu par un interne des hôpitaux. L'interne était en blouse blanche avec un stéthoscope autour du cou. Il portait des lunettes épaisses qui grossissaient ses yeux. Il se tenait debout. Kalpesh lui expliqua qu'il venait pour l'enfant, que Madhu ne mangeait plus, qu'il avait de la fièvre, qu'il se plaignait de vertiges et de vision double, qu'il avait perdu connaissance. L'interne des hôpitaux se baissa à la hauteur de Madhu, lui tâta le ventre et toucha son front brûlant. Il ouvrit ses paupières pour voir le fond de l'oeil. Puis il fit un sourire à l'enfant et se leva. Il demanda d'un ton solennel :
- A-t-il déjeuné ?
- Il refuse toute nourriture, répondit Kalpesh.
- Il est à jeun ?
- Oui.
- Très bien. Suivez-moi, dit-il d'un ton condescendant.
Kalpesh emboîta le pas de l'interne. Ils entrèrent en profondeur dans l'hôpital. Ils passèrent devant des salles occupées par des lits de métal rouillé et des familles au chevet des malades. Après quelques minutes de marche à travers des dédales, ils s'arrêtèrent devant une salle d'examens. Il y avait là deux médecins, un lit de consultation, une série de petits ordinateurs accrochés au mur et un immense appareil qui ressemblait à un long tube blanc. À l'intérieur de la salle, Kalpesh fut reçu par les deux médecins, eux aussi en blouse blanche. L'interne sortit de la salle. Madhu portait un bracelet et un collier en plaqué or. L'un des médecins pria Kalpesh de les lui enlever. Le jeune homme s'exécuta. Il enleva les bijoux de Madhu et les garda en main. On lui ordonna de dévêtir l'enfant ce qu'il fit. Puis le médecin, muni d'une seringue, injecta par intraveineuse, un liquide de contraste dans le bras gauche de l'enfant. À ce moment-là, il ordonna à Kalpesh de sortir. Kalpesh vit qu'il couchait Madhu sur le dos dans un lit. Le lit avança pour se loger dans le tunnel du tube blanc. Sur le pas de la porte, le jeune homme vit son fils disparaître dans la machine.
Le médecin expliqua :
- Nous allons pratiquer un scanner, une radiographie du cerveau. Cela va prendre la matinée. Kalpesh répondit qu'il avait sa journée.
- Très bien. Vous avez rempli les formalités administratives ? demanda le médecin.
- Non, fit Kalpesh.
- Je vous recommande de passer au secrétariat. Vous devez remplir un formulaire qui concerne les modalités et le tarif du scanner.
Kalpesh se rendit au secrétariat, remplit le formulaire de soins, puis passa à la caisse. Il paya par chèques 600 roupies pour la consultation spécialisée et 5000 roupies pour le scanner cérébral. Presque toutes ses économies. Il revint et s'assit près de la salle des examens. Il patienta.
En fin de matinée, il fut invité à pénétrer dans la salle. Madhu était rhabillé. Il lui remit ses bijoux.
- Votre fils est courageux et il n'est pas claustrophobe, annonça familièrement le radiologue. Il n'a pas pleuré et n'a pas cillé lorsqu'on lui a fait la piqûre.
- Qu'a-t-il ? fit Kalpesh d'un ton empressé.
La mine des deux hommes devint grave.
- Je ne voudrais pas vous alarmer, mais son état est sérieux. Les radiographies du cerveau montrent un début de cancer. Dans notre jargon, nous appelons cela un médulloblastome. C'est le plus courant des cancers chez l'enfant.
Kalpesh ne comprenait pas.
Le médecin s'approcha du mur, étendit le bras et appuya sur un bouton électrique. Aussitôt, la série de petits ordinateurs s'alluma et Kalpesh vit des photographies du cerveau de son fils s'afficher sur les écrans.
- Vous voyez cette tâche. Le médecin désignait sur l'un des écrans l'arrière du cerveau.
- C'est une tumeur cérébrale. Un bouton qui lui pousse dans la tête. C'est ce qui explique que votre fils a des vertiges, des céphalées, qu'il se plaint de perturbations de la vue et qu'il ait perdu connaissance. Nous allons le soumettre à une chimiothérapie. Mais il faut qu'il mange et surtout qu'il boive beaucoup d'eau aujourd'hui pour éliminer le liquide de contraste à base d'iode que nous lui avons administré. Nous allons vous faire une ordonnance. Nous allons prescrire des antalgiques pour calmer ses douleurs puis l'hospitaliser. Vous travaillez ? demanda de but en blanc le médecin radiologue. Kalpesh était bouleversé.
- ça va aller, monsieur ? s'enquit le médecin manipulateur.
Kalpesh se reprit. Il répondit que oui, que ça irait et qu'il travaillait dans une société de services informatiques.
- L’état de santé de votre enfant nécessite un traitement long et coûteux.
- Nous devons vaincre cette tumeur, ajouta-t-il.
On lui remit le dossier des analyses de sang et des examens radiologiques et la date d'un rendez-vous pour l'admission de Madhu à l'hôpital.
- Passez au secrétariat pour remplir les formalités d'hospitalisation.
Kalpesh et Madhu quittèrent la salle des examens et se rendirent au secrétariat de l'hôpital. Les agents administratifs lui réclamèrent 3.000 roupies pour l'hospitalisation et 16500 roupies pour la chimiothérapie. Kalpesh dit qu'il n'avait pas cet argent. Il ne put remplir les formalités d'admission. Ils partirent de l'hôpital.

Pour 60 roupies, ils empruntèrent un rickshaw qui les ramena dans leur quartier. Ils rejoignirent Adhira au marché. Elle vendait des pickles à des clientes. Lorsqu'elle les aperçut et regarda le visage décomposé de son mari, elle sut que les nouvelles n'étaient pas bonnes. Kalpesh attendit qu'elle ait fini ses ventes puis lui expliqua ce qu'il avait appris des médecins. Adhira examina les radiographies, les rangea puis les remit à Kalpesh.
- Les médecins disent qu'il a un bouton dans la tête et qu'il doit être hospitalisé. Il doit boire beaucoup d'eau aujourd'hui. Ils m'ont remis une ordonnance.
- Laisse-moi Madhu, répondit Adhira. Il va rester avec moi. J'ai acheté un paquet de pâte pour 150 roupies et un demi-litre de lait à 11 roupies. Je vais fermer ma boutique et lui préparer un plat à la maison et le faire boire. Il n'a rien mangé depuis hier.
- Tu vas perdre des clients. Ils vont partir s'ils voient la boutique fermée. Nous avons besoin de ton commerce. L'hospitalisation et le traitement coûtent 19.500 roupies.
- Je m'occuperai de Madhu même si nous devons manger que du riz et du sambhar !
Le sambhar était un plat végétarien à base de légumes, de feuilles de curry et de pâte de tamarin.
- Il ne faut pas s'affoler. Nous ne sommes pas encore au riz et au sambhar. Il y a toujours de l'espoir. C'est un moment difficile à passer. C'est tout. Bientôt, ce sera holi. Je compte conduire toute la famille aux défilés et aux matches des éléphants. Nous devons garder le moral.

8

Le matin du premier jour de la fête holi, les habitants des immeubles nettoyèrent leur domicile de fond en comble et se débarrassèrent des moustiques et des animaux nuisibles. Dans l'après-midi, ils improvisèrent une immense cuisine sous plusieurs chapiteaux dans la grande cour carrée. De nombreux feux de bois étaient allumés sous de très grosses marmites. Les femmes du quartier s'étaient rassemblées et préparaient en commun des plats de lentilles. Adhira et la mère d’Atmaja cuisinaient, servaient des louches brûlantes dans de grandes cuvettes. Les familles repartaient dans les immeubles, les bras chargés de plats.

9

Dans la nuit de pleine lune, les familles allumèrent un grand feu de joie avec tous les objets vétustes et inutiles rassemblés le matin. Le feu brûlait au milieu de la grande cour carrée. Les castes étaient mélangées. Les religions aussi. Il y avait des hindous, des musulmans, des jaïns, des sikhs et des chrétiens. La foule en liesse déambulait autour du bûcher. Elle scandait le nom de holika et de Krishna. La cérémonie était dédiée à Krishna. L'hommage était rendu à Holika. Madhu était fasciné par le bûcher et se tenait entre les jambes de son père. Il n'avait pas mal à la tête et semblait aller mieux. Gandhali et Atmaja dansaient au rythme de la musique bollywoodienne et des tambours. Les gens bougeaient dans tous les sens, parlaient haut et fort. Gandhali demanda à son père pourquoi la foule criait le nom de Holika. En haussant la voix, il expliqua que Holika, la soeur de roi Hiranyakashipu, était une femme qui avait le pouvoir de résister aux flammes. Le roi Hiranyakashipu, qui souhaitait être vénéré comme un dieu, décida de tuer son fils Prahlab, fidèle à Vishnou. Il défia Prahlab de s'allonger dans les flammes, accompagné d'Holika. Prahlab ressortit vivant des flammes grâce à sa foi en Vishnou. Mais pas Holika qui mourut dans les flammes. La fête s'appelait holi en hommage à Holika. Les hindous allumaient un feu pour rappeler sa crémation.
Les gens dressèrent une effigie de Holika et la jetèrent dans le feu.
- C'est la victoire du bien sur le mal, fit Kalpesh. La fête dura tard dans la nuit. Les chants montaient dans la cour. À vingt-deux heures, la famille regagna son domicile.

10

Le lendemain, c'était la fête des couleurs. Un événement national. Gandhali et Madhu n'allaient pas à l'école. Adhira avait fermé sa boutique. Toute la famille avait revêtu de vieux vêtements blancs pour la circonstance. Ils sortirent dans la rue. Ils tenaient dans les mains des pompes à eau et, dans des sacs accrochés à leurs épaules, les poudres de couleurs. Un groupe d'hommes et de femmes les aspergea de poudres et d'eau dans un simulacre de bataille. Ils étaient plein d'excitation. Ils disaient :
- Bura na mano, Holi hai !
Ce qui signifiait en hindi de ne pas se fâcher, que c'était la Holi.
Les parents, Gandhali et Madhu étaient recouverts de toutes les couleurs. Ils étaient trempés d'eau. Ils avaient le visage enduit, éclaboussé. Madhu riait et s'amusait à se jeter des couleurs dessus, à en jeter sur sa soeur. Il riait. Il ressemblait à un arc-en-ciel.
Le groupe d'hommes et de femmes chantait et dansait. Il s'aspergeait de poudre de couleurs en s'exclamant : “ Bura na mano, Holi hai !” Dans les rues, les couples flirtaient. Les feux de la veille brûlaient encore aux carrefours. Kalpesh conduisit sa famille à la terrasse d'un café. Ils consommèrent un “massala tchaï, un thé indien fait d'épices, de cardamone, de poivre noir, de cannelle et de clous de girofle. Face à la rue, ils observèrent le déroulement du carnaval. Des danseurs et des danseuses passèrent devant le café. Les danseurs portaient une tunique fendue sur les côtés, un pantalon droit et une longue ceinture en mousseline. Ils avaient de larges bracelets de clochettes noués aux chevilles. Les danseuses avaient une jupe plissée sur un pantalon étroit. Le haut du corps était revêtu d'un corselet à manches courtes et un voile recouvrait leur tête et leurs épaules. Elles dansaient et virevoltaient comme des toupies. Les hommes simulaient des combats de chevaux et arboraient des sabres. Ils dansaient au rythme des percussions. Des musiciens, accompagnés de sitars, chantaient dans un style tendre et léger des poèmes d'amour. C'était populaire, simple et sentimental. Gandhali et Madhu étaient ravis. Ils étaient aux anges. Puis il y eut une procession d'éléphants, un défilé de dromadaires et de chameaux. Les éléphants avaient des défenses étincelantes d'or et d'argent. Ils avaient des parures de lumières. Leur corps chatoyait sous la soie et le velours. Leurs propriétaires, les mahouts, avaient revêtu leurs plus beaux habits. Madhu était captivé. Ensuite, la famille se rendit au Chaugan stadium à Gangauri Bazar. Ils assistèrent au match de polo des éléphants et à la danse de pachydermes. Le clou du spectacle fut un bras de fer entre une vingtaine d'hommes et de femmes et un éléphant. Ils rentrèrent ensuite et prirent une douche chaude pour enlever les poudres de couleurs. La soirée se clôtura par un gigantesque feu d'artifice au-dessus de la vieille ville. Madhu était tout éveillé et tout émerveillé des spectacles qu'il venait de voir. Il avait les yeux remplis de belles images. Mais holi était fini et le temps reprenait son cours.


11

Le mariage dura douze jours. Rahman Dakshi participa à toutes les cérémonies. En tant que frère d’Abhisarika, il alla chercher Abhirup Khedekar chez lui. Le fiancé était habillé comme un maharaja, d'une longue veste à colle d'officier de couleur beige et d'un chapeau de mariage. Rahman Dharker lui offrit une bague en or. Puis il l'accompagna au manavarai, le lieu du mariage. Ils portaient chacun un collier de fleurs blanches. Les colliers de fleurs avaient été apportés par les préparateurs du mariage. Le prête, le brahmane, commença un rituel qui dura plusieurs heures. Pendant le rituel, Abhisarika arriva entourée de sa famille et de la sœur de son futur époux. Elle était maquillée et ornée d'une riche parure de bijoux en or. Elle portait un sari aux couleurs rouge et or. Elle tenait dans la main, un bouquet de fleurs. Elle l'offrit à Abhirup Khedekar. Le brahmane scella l'union des deux fiancés par une bénédiction. Il leur jeta des fleurs. Rahman Dakshi et la sœur du fiancé passèrent dans l'assistance en portant dans les mains un collier jaune orné de deux pièces d'or. Les deux pièces d'or représentaient le patrimoine des deux familles et le collier avait été acheté par Abhirup Khedekar. Les invités bénirent le collier et les deux pièces d'or. Abhirup mit le collier autour du cou de sa fiancée. Les convives lancèrent des pétales de fleurs. Abhirup marqua le front d’Abhisarika d'un point rouge et lui offrit des objets de toilette. Ils échangèrent un collier de fleurs puis ils se mirent à tourner autour d'un feu. C'était le saptapathy. Au premier tour, ils invoquèrent les dieux afin d'avoir une vie noble et respectueuse. Au deuxième tour, ils réclamèrent la force physique et morale pour mener leur vie commune. Au troisième tour, ils invoquèrent les dieux pour bénir leur couple. Au quatrième tour, ils prièrent pour une vie longue et heureuse. Ils prièrent aussi au cinquième tour pour le bien-être de tous êtres vivants dans l'univers et au sixième tour, ils prièrent encore, mais pour les saisons. Au dernier tour, les prières furent pour la paix et la fidélité. Après ces sept tours autour du feu, Abhirup Khedekar passa une bague autour de l'orteil d’Abhisarika. Cette dernière fit de même. Ils plongèrent ensuite leurs mains dans un seau rempli d'eau pour retrouver deux bagues. Puis ce fut la cérémonie de l'arathi : les deux grand-mères conjurèrent le mauvais œil. Le couple se prosterna aux pieds du brahmane puis aux pieds de leurs parents pour recevoir des bénédictions. Les invités les bénirent et les arrosèrent de riz. C'était le thiru pootuthal Il eut deux autres cérémonies où les fiancés reçurent les cadeaux des deux familles. Un repas fut servi à tous les invités. Toutes ces étapes furent les étapes du Thirumanam. Il eut ensuite le var Mala. Abhirup Khedekar fut conduit sur une petite estrade. Là, il fut reçu par la famille d'Abhisarika avec des fleurs. Rahman Dakshi conduisit sa soeur sur l'estrade. Le brahmane se mit à chanter des hymnes religieux. Les fiancés reçurent des guirlandes de fleurs qu'ils échangèrent, signifiant ainsi qu'ils s'acceptaient comme mari et femme. Ils étaient unis pour l'éternité.

Après la cérémonie, les mariés se rendirent au temple pour prier. Il n'y avait pas de liste de mariage. Rahman Dakshi offrit de l'argent, des ustensiles de cuisine et des bijoux qu'il avait ramenés de France.


12

Kalpesh affecta l'intégralité de son salaire 15000 roupies et Adhira apporta 4500 roupies en complément pour payer les frais d'hospitalisation et de soins. Madhu entra à l'hôpital pour suivre un traitement. Il y resta deux semaines. Adhira abandonna son commerce pour s'occuper de son fils. Elle lui préparait à manger et dormait à son chevet. Le loyer ne fut pas payé. Ni les cantines scolaires. La société immobilière menaça de les jeter à la rue pour défaut de paiement. L'école se montra plus compréhensive au regard de la maladie de Madhu. Gandhali continua de manger à la cantine. Deux semaines plus tard, Madhu rentrait à la maison. Il retrouva un regain de santé. Il ne se plaignit plus de céphalées ni de nausées. La vie reprit avec moins d'argent. Adhira avait perdu son commerce. Elle ne vendait plus de pickles. La famille vivait sur le salaire de Kalpesh. Le mois suivant, celui-ci paya deux mois de loyer. 15.000 roupies suffirent à payer le loyer, la nourriture, l'eau et l'électricité. Mais l'accalmie ne dura pas. Six mois plus tard, Madhu se plaignit de nouveau de maux de tête, de nausées et de vertiges. Il avait de la peine à s'asseoir et à tenir debout. À l'hôpital, Adhira apprit qu'il fallait de nouveau l'hospitaliser. On leur réclama 19500 roupies, argent qu'il ne possédait pas. Par le biais de la micro-assurance santé, la famille bénéficia d'une couverture des soins d'hospitalisation à hauteur de 5000 roupies. Kalpesh avança 15000 roupies. Madhu fut hospitalisé, mais cette fois-ci la famille se retrouva à la rue. La société immobilière leur demanda de quitter le domicile, rendit leur caution et leur prit les clefs. Kalpesh, Adhira et Gandhali se retrouvèrent sans logement, mais avec une caution de six mois. Le père trouva un domicile dans un bidonville, paya trois mois de caution pour un loyer de 3000 roupies. Ils trouvèrent à se loger, mais c'était dans un quartier mal famé, fréquenté par des prostituées et toutes sortes de proxénètes. Ils logeaient au-dessus d'une maison de passe. La nuit était lugubre, désespérante. Kalpesh assurait toujours ses prestations d'opérateur de saisie. Mais la vie avait perdu de sa qualité. Madhu resta sept semaines à l'hôpital. Il rentra, mais ce fut pour y retourner au bout de quelques mois. Il avait des pertes de mémoire et vivait dans une confusion mentale. Il fit des crises d'épilepsie. L'hôpital décida de le garder pour l'opérer. La radiothérapie et la chimiothérapie n'avaient rien donné. Une ablation de la tumeur s'imposait. Il fallait 28.500 roupies. Cette fois-ci, la famille était à bout de souffle. Elle n'avait pas cet argent. Le sort de Madhu était scellé. Pire, Kalpesh perdit son emploi. La société de gestion et d'archivages de documents fit faillite pour mauvaise gestion. Ils durent une nouvelle fois déménager. Cette fois-ci, ils vécurent dans un taudis parmi les rats, les moustiques et la saleté. Les associations caritatives leur donnèrent des repas et des produits de première nécessité. Gandhali allait toujours à l'école primaire. Mais la vie était devenue une décrépitude. Kalpesh entendit parler de l'hôpital Tata memorial de Bombay. C'était un hôpital qui offrait des soins de qualité à des tarifs peu élevés. Il s'y rendit avec son fils. Ils dormirent pendant des semaines dans les rues proches de l'hôpital dans une toile en plastique. L'hôpital proposait des chambres gratuites, mais ne pouvait loger le trop grand nombre. Il y avait des milliers de malades du cancer. Devant l'ampleur du phénomène, Kalpesh renonça. Découragé, il se remit à Vishnou. Un soir en rentrant d'une recherche d'emploi, il dit à sa femme :
- Nous sommes ruinés. Nous n'avons plus d'argent. C'est fini. Il faudrait un miracle pour sauver Madhu.
- Le pharmacien a bien les médicaments qu'il nous faut, mais ils coûtent cher. En effet, il faudrait un miracle ! répondit Adhira dans un état de profonde détresse.
Gandhali entendit tout cela. La fillette vivait dans le merveilleux et les contes de fées. Elle croyait aux miracles et pensait disposer d'une fortune. Elle n'avait pas dépensé les 55 roupies et trente paisâs qu'elle économisait. Elle chercha sa tirelire, prit la somme et se rendit chez le premier pharmacien qu'elle rencontra. La pharmacie se situait au bord d'une route encombrée de passants et de voitures. Abhirup Khedekar se tenait derrière le comptoir. Rahman Dakshi était à côté de lui. L'officine était pleine de monde. La fillette attendit sagement. Lorsque ce fut son tour, elle déposa sur le comptoir son argent de poche. Abhirup Khedekar regarda la monnaie puis avec un air étonné, il lui demanda :
- Qu'est-ce que c'est tout ça ?
La fillette s'expliqua.
- Je viens acheter un miracle.
Abhirup Khedekar ouvrit grand les sourcils, surpris par la demande.
- Mon frère Madhu est malade. Il a un bouton qui lui pousse dans la tête et papa et maman disent que c'est fini. Il faut un miracle pour le sauver. Je viens acheter ce miracle. Ému et attendri, le pharmacien lui répondit :
- Je ne vends pas de miracles.
Gandhali se mit à pleurer. Elle poussa sa monnaie en direction d'Abhirup en ajoutant :
- vous savez, je peux en trouver plus s'il le faut.
- Je suis désolé, lui fit le pharmacien. Je vends des médicaments. Pas des miracles, fillette.
Gandhali pleura de plus belle. Elle ramassa ses billets et pièces de monnaie et s'apprêtait à s'en aller lorsque le professeur Rahman Dakshi la retint.
- Pourquoi pleures-tu ? lui demanda-t-il.
- Mon frère a un bouton dans la tête et il faut un miracle pour le sauver. Je suis venue acheter ce miracle, mais le pharmacien ne peut pas m'en vendre.
- Combien as-tu ? L'interrogea-t-il.
- 55 roupies et trente paisâs, dit-elle entre deux sanglots. Mais vous savez, je peux en trouver d'autres s'il le faut.
- Non. Je crois que 55 roupies et trente paisâs, c'est le prix qu'il faut pour un miracle !
Il lui prit la main en lui disant :
- Conduis-moi auprès de ton frère. Je vais voir si on peut réaliser ce miracle.
Gandhali le conduisit chez elle. Rahman Dakshi entra dans le taudis. Il pénétra dans la maison faite de tôles et de bois. Il trouva Kalpseh et Adhira chez eux. Il se présenta, expliqua la raison de sa venue et demanda à voir Madhu. Madhu mourait dans un coin de la pièce. Il avait maigri et portait un masque chirurgical sur la bouche. Le professeur Rahman Dakshi l'ausculta sous les yeux des parents. Il prit connaissance de son dossier médical.
- Conduisez-le dans mon service, au Bhagwan Mahveer Cancer Hospital and Research. Je vais l'opérer…gratuitement.
Les parents firent ce que le chirurgien leur demanda. Rahman Dakshi opéra Madhu. Il fit une ablation de la tumeur et une radiothérapie. Madhu sortit de l'hôpital. Six mois plus tard, il gazouillait comme un oiseau. Il n'avait plus de nausées ni de vertiges. Il s'asseyait et se tenait debout. Il ne vomissait pas et n'avait pas de crises d'épilepsie. Deux ans plus tard, il n'y avait toujours pas eu de récidive. La tumeur était vaincue. Madhu était guéri. Il avait grandi et grossit. Il vivait une vie normale. Il reprit l'école. Kalpesh se retrouva du travail. Il travaillait comme vendeur dans une chaîne de distribution de micro-ordinateurs. Adhira abandonna ses pickles et se consacra à l'éducation de ses enfants. Ils trouvèrent un logement dans un quartier sain et propre et ils vécurent heureux. C'est ainsi que fini cette histoire qui m'a été inspirée par le livre du père Ceyrac « mes racines sont dans le ciel ».
Sybilla
Envoyé le :  10/2/2021 23:27
Modératrice
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De:
Envois: 95579
En ligne
Re: Un moment de grâce


Bonsoir Faustinyavo,

Quelle magnifique histoire émouvante !
Merci pour le très beau partage !



Belle soirée !
Mes amitiés
Sybilla


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faustinyavo
Envoyé le :  15/2/2021 19:59
Plume d'argent
Inscrit le: 8/9/2014
De: Paris
Envois: 254
Re: Un moment de grâce
Quel courage avez-vous eu de lire une nouvelle aussi longue ! Mais je suis content. Elle vous a plu. J'ai d'autres nouvelles mais elles sont plus longues encore mais Ô Combien de fois plus captivantes ! Merci, Sybilla. Amitiés.
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