La valise
La porte vitrée de la brasserie où nous aimions nous retrouver vers midi pour un repas léger venait de s'ouvrir sur une petite dame tirant une valise qui semblait bien trop lourde pour elle. Je me précipitai pour l'aider.
• Merci monsieur, vous êtes bien aimable ! C'est que j'y tiens à cette valise. C'est toute ma vie !
Elle prit place à côté de nous. Un sourire radieux. Son assiette était certainement un prétexte car elle ne mangea pratiquement rien mais nous dévorait des yeux.
Quand son regard se baissait, un sourire de satisfaction illuminait son beau visage ridé. Quelques banalités échangées. La charmante dame probablement très âgée s'était doucement rapprochée de nous au cours du repas. Elle nous touchait presque. Un vrai moment de tendresse.
Elle se leva pour prendre congé :
• Je suis heureuse, vous êtes un couple charmant !
La réciproque était vraie car elle avait éclairé notre modeste repas. Notre pause prit fin quelques minutes après son départ mais au moment de partir le serveur nous rattrapa devant la porte :
• Excusez-moi mais vous oubliez votre valise.
• Désolé mais elle n’est à nous.
La discussion qui suivit s'avéra inutile. Nous partîmes donc avec ce bagage bien encombrant.
Pendant plusieurs jours, nous l'avions toujours avec nous ou à portée de main pour pouvoir le remettre à sa propriétaire. Cette rencontre merveilleuse avait marqué notre esprit et nous pensions souvent à cette gentille personne. Curieusement, son sourire et son regard pénétrant nous manquait. Elle ne partagea plus cette pause avec nous le midi mais nous ressentions sa présence. Combien de fois, nous sommes-nous retournés, la cherchant parmi les clients, persuadés qu'elle était là.
Le serveur nous apprit qu'elle venait souvent en essayant de s'asseoir à la même place mais disparaissait juste avant notre arrivée. Elle prit pour habitude de se confier à lui en affirmant ne pas être inquiète pour la valise qui était entre de bonnes mains.
À la maison, sa place variait régulièrement. Les enfants en parlaient souvent. Agacés au début, ce bagage encombrant faisait désormais partie des meubles.
Lors d'une grande réunion de famille, l'histoire de la valise de cette gentille grand-mère anima une bonne partie du repas. Les questions fusaient, des hypothèses complètement folles étaient avancées. Que pouvait-il y avoir à l'intérieur ? Des bijoux ? De l'argent ? Des documents compromettants ? De la drogue peut-être ? Nous n'avions aucune réponse à apporter sinon que nous nous déplacions plus avec ce bagage encombrant.
• Pourquoi vous ne l'ouvrez pas ?
• Pourquoi vous ne l'apportez pas à la police ?
• Si ça se trouve, vous prenez de sacrés risques !
• Pourquoi vous ne voulez pas nous dire ce qu'il y a dedans ? Vous le savez, c'est sûr !
Ce questionnement familial dura plusieurs semaines avant de s'estomper tout naturellement.
"C'est que j'y tiens à cette valise, c'est toute ma vie !", cette confidence nous revenait souvent en tête. Cette phrase avait été prononcée avec tant de douceur, qu'on l'avait acceptée comme une marque de confiance.
Le serveur toujours sollicité et disponible nous aidait bien volontiers. Il avait remarqué qu'elle prenait le bus n°7 quand elle quittait la brasserie. Il nous faut avouer avoir pris plusieurs fois ce bus jusqu'au terminus en effectuant quelques étapes de temps à autre pour revenir bredouilles au point de départ, devant l'établissement où nous l'avions rencontrée.
Une inquiétude nous envahit quand cet employé devenu notre complice dans l’enquête remarqua que ses passages s'espaçaient de plus en plus. Fatiguée, affaiblie, anxieuse, elle le chargea alors d'une mission :
• Je pense que je ne pourrai plus revenir. Dites à ce couple charmant qu'il peut ouvrir la valise. Ils comprendront !
Le serveur de la brasserie ne la revit plus. Une douleur immense nous submergea quand nous nous rendîmes compte avec évidence qu'un événement grave s'était produit !
Rentrés chez nous, seuls, nous ouvrîmes cette valise qui ne résista pas longtemps. À l'intérieur, nous découvrîmes des articles de journaux relatant tous les événements historiques qui avaient jalonné sa vie et un album-photos. C'est ce dernier qui attira notre attention.
Les premières photos devaient être les siennes. Un sourire permanent ! Une enfance, une adolescence, son évolution dans le temps jusqu'à la photo de son mariage. Plusieurs dizaines de clichés respiraient le bonheur au bras d'un grand gaillard moustachu. Quelques souvenirs de voyage à l'étranger. Cet album magique se terminait par des photos d'elle en deuil.
Pas de bébé dans les bras, pas d'enfants jouant à leurs côtés, pas d'adolescents frimant devant l'objectif. Aucune trace de descendance !
• Comme elle devait se sentir seule murmura ma compagne !
La seconde partie était séparée de la première par une page de garde, un intercalaire en plastique contenant une superbe pensée séchée accompagnée d'un carton qui arborait une citation de Gustave Flaubert : "La forme est la chair même de la pensée comme la pensée est l'âme de la vie.”.
Quelques clichés de couples, la quarantaine comme nous, assis à une table de restaurant, sourire aux lèvres. La dernière photo nous fit monter les larmes aux yeux !
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