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Lettre à Guillaume Apollinaire, Paris, 3 juillet 1916 Lettre à Guillaume Apollinaire, Paris, 3 juillet 1916
    Cher ami,
   J'ai appris récemment l'affreuse nouvelle et je viens vous apporter le témoignage de mon amitié sincère. Oui, cet obus dont l’éclat vous a blessé à la tête est une arme effroyable. Tout notre cercle d’amis était bouleversé lorsque nous avons appris que vous aviez été trépané.
   Vous vous remettez doucement, je m’en réjouis et je fais des vœux pour que votre convalescence se déroule au mieux. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-le moi savoir par l’intermédiaire d’un membre du personnel soignant. Les infirmières et les médecins militaires sont très dévoués, vous êtes entre de bonnes mains et je suis sûr que vous allez vous remettre au plus vite et revenir parmi nous.
   Nous attendons tous votre retour avec impatience, comme nous attendons la fin de cette guerre terrible. Elle a déjà fait trop de victimes. Vivement que nous puissions reprendre nos paisibles matinées littéraires. Vous en souvenez-vous ? Nous étions dans le petit salon à côté de la véranda fleurie et chacun notre tour, nous lisions nos vers avec passion. Quels beaux moments !
   Je me rappelle ce mardi, en particulier, juste avant le début du conflit. Nous étions là tous les quatre avec nos compagnes, nous buvions des citronnades dans de grands verres de cristal. Vous nous avez fait l’amitié de lire vous beau poème Le Pont Mirabeau. Ses vers merveilleux résonnent encore à mes oreilles, quelle douceur, quel charme !
[center]Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours Faut-il qu'il m'en souvienne La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face Tandis que sous Le pont de nos bras passe Des éternels regards l'onde si lasse
Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure
L'amour s'en va comme cette eau courante L'amour s'en va Comme la vie est lente Et comme l'Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure
Passent les jours et passent les semaines Ni temps passé Ni les amours reviennent Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure
   En vérité, comment oublier pareil moment ! J’étais assis dans le grand fauteuil de velours rouge en face de vous et je vous regardais lire votre poésie, ces vers inspirés qui, j’en suis sûr, ne seront jamais oubliés par la postérité. Tous nos amis vous écoutaient avec la plus grande attention, nous savions que nous vivions un moment exceptionnel. Quel instant merveilleux ! Quel regret mais aussi quel espoir ! Oui, ces moments privilégiés reviendront, vous nous lirez à nouveau vos vers enchanteurs, je n’en doute pas !
   Cher ami, soignez-vous bien, puis revenez-nous vite, et gardez espoir, nous pensons tous à vous et nous vous envoyons notre amitié.
Pierre Sinceny
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