PETITE HISTOIRE D'UN MAGE
Sur le chemin que le mage prit pour se rendre au musée, un liquide sirupeux se répandait le long d'une échelle dressée contre l'arête d'une maison. Intéressé par la douceur perdue qu'il imaginait déjà sur les langues, il ne put s'empêcher de vouloir y gratter son nez. Était-ce un sirop délectable ?
Était-ce un poison violent qui vous couche sans retard trois mètres sous la terre ? Et si même par l'odeur alléché, il y reconnaissait le contenu du Saint-Graal qui vous envoie illico presto dans les vapeurs du ciel, cela n'était peut-être qu'un attrape-nigaud. Le poison se cache sous le nectar des dieux, et il pourrait renifler l'élixir mille fois qu'il n'en saurait le bien ou le mal qu'en le buvant, qu'en y goûtant. Et donc, il y goûta.
A peine sa langue eut-elle joui d'une seule goutte de ce délice... qu'il se demanda si sa dernière heure était venue : il vit un rat des villes circuler sous l'échelle sans se rendre compte du danger qu'il encourrait. Un rat ne connaît pas la superstition.
Le mage observa l'angle de la maison qui l'avait subjugué. En l'espace de dix secondes, il entrevit l'histoire de chaque pierre. Il émanait de chacune d'elles des lueurs qui, sans qu'il le voulut, lui parlaient. C'était comme une photographie, ou une musique, ou des mots qui couraient là , sortis d'un journal ou d'un livre. Il se crut dans une salle de cinéma. Il assistait, ou plutôt, recevait, toutes les vies de la terre, de la poussière aux éléments qui la composent, des mains qui les ont touchées, aimées ou dédaignées, ignorantes ou savantes, froides ou chaleureuses. Il s'aperçut que les pierres ont des yeux, des oreilles, un nez et même une bouche ! D'ailleurs, quelle différence, puisque tous ces sens sont là pour capter.
Ainsi, il se sentit devenir pierre à son tour. Pourquoi pas, pensa-t-il. Rien ne changeait dans son essence puisqu'il captait la pierre et que la pierre captait la vie. Il n'y avait là qu'un déplacement de forme.
Avec l'immobilité en cadeau. Oui, en cadeau. Plus rien d'autre à faire que sentir. Plus besoin de tourner dans tous les sens à la recherche du temps perdu ! Ce temps perdu était là , dans la pierre, aussi certainement qu'il y a le Soleil et la Lune ! Et, oh ! Miracle, ce temps perdu devenait le temps retrouvé, .et forcément, il n'est plus perdu. Tout est ! Il n'y a plus rien de perdu. Il n'y a qu'à jouir de ce qui EST.
Seulement voilà . Il y avait une cause à la perte du temps : ce temps était perdu parce que les gens avaient négligé de le sentir. Et les gens avaient négligé de le sentir parce qu'il offrait des choses tristes, laides, effrayantes, dont ils ne voulaient pas. Et les gens disaient : Non, pas ça, surtout pas. Nous ne voulons que de belles couleurs. Mais en même temps que les gens perdaient leurs choses tristes, ils perdaient aussi leurs choses gaies. C'est comme une pièce de monnaie. On ne peut perdre pile sans perdre face, n'est-ce-pas ! Et... comme personne ne s'occupait de lui, ce temps était allé se réfugier dans toutes les pierres qu'il avait pu trouver.
Donc, devenant pierre, notre mage se mit à ressentir, non seulement tous les plaisirs, toutes les joies des habitants de ce coin-là (ainsi que ceux de leurs ancêtres), mais il entra dans leurs colères, leurs peurs, leurs tristesses, leurs désespoirs et leurs angoisses....
C'est ainsi que, d'expérience en expérience, le mage connut toutes les facettes de l'homme...
Dans la tranquillité de la pierre, il les éprouva, reçut la lumière du Soleil , la pluie des nuages ou la foudre du tonnerre, le mystère de la Lune... Il sut que tout cela était, et que rien n'est à rejeter.
C'est ainsi que de mage il devint Sage...
Et si vous voulez connaître le secret du Temps, allez le demander aux sources muettes qui cheminent dans les vallées et dans les prés... Elles gardent la mémoire des pierres que les pluies ont érodées... en silence
Anne De May
1995Â ?
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