Le fil de la vie...
Chapitre 1 : le fil à broder
C'était une de ces veillées traditionnelles, toute la famille paisible dans la même
pièce, éclairée par le feu dans la cheminée et par la chandelle vacillante, plantée dans son bougeoir...
' La Mémé ' veillait sur l'âtre, brandissant son long tisonnier pour secouer
les flammes un peu assoupies ! et ce soir là , elle avait en plus, décidé de faire griller quelques châtaignes,
ramassées le matin même dans 'le pré du fond '. C'était presque la fête !
Eulalie, sa petite - fille allait sur ses quinze ans, ses longs cheveux étaient défaits
après les cents coups de brosse quotidiens. Ils semblaient lui faire comme une cape de couleur fauve.
Assise sur un petit banc, à la lumière chétive de la bougie, elle brodait, comme tous les soirs, un drap de lin,
somptueux, comme elle n'en avait jamais vu.
« Du lin comme il en existe peu... » avait déclaré la femme du notaire,
grande et sèche, en remettant à Eulalie et à sa maman, la précieuse pièce d'étoffe, avec mille et une
recommandations, sur le style de la broderie, ses dimensions… « il faudra bien entrelacer les deux lettres J et G,
Jeanne et Gustave, les deux prénoms de cette famille respectable, Monsieur le Notaire et Madame le Notaire
comme s'il en allait de soi…
« ... et puis le point de bourdon sur toute la longueur et les jours en arabesques,
et bien entendu, pas un coup d'aiguille par erreur, elle pourrait blesser le lin à côté de la broderie !
Quant au fil à utiliser, je l'achèterai moi-même à la grand- ville. »
Eulalie se réfugia derrière sa mère, 'la Marie du pré ', et pensa déjà à tout le plaisir
qu'elle aurait, si on lui confiait la réalisation d'une telle œuvre.
Ce qui fut fait !...
En plus des travaux des champs, nourrir le bétail, cueillir des baies et parfois des fleurs... au lieu d'aller Ã
l'école… tous les soirs, tous les soirs, elle s'éloignait de la cheminée pour qu'aucune étincelle ne puisse atteindre
la précieuse étoffe et elle allumait la chandelle, fermait bien les ouvertures pour qu'aucun mauvais courant d'air
ne vienne la souffler… et alors, Eulalie la soigneuse, Eulalie l'appliquée, Eulalie la besogneuse, tirait l'aiguille,
faisait glisser ce fil, si beau, si fort et si doux et faisait apparaître, petit à petit, sur cette toile des dessins d'une
finesse incroyable, d'une délicatesse à vous émouvoir.
Parfois ses immenses yeux, couleur lavande, s'embuaient de larmes et aussi de fatigue.
Mais inlassablement, elle répétait ses gestes précis, souples, élégants qui lui donnaient une certaine
majesté... mais cela n'allait pas jusqu'à émouvoir 'la Mémé ', qui de temps en temps, tapait de son bâton
le sol en terre battue, comme pour rappeler : ' tant qu'on ne dort pas, on travaille !! '
C'était comme ça !!!
Mais Eulalie était de celle qui dormait peu et besognait sans relâche…
Durant deux hivers, elle ne fit qu'un, avec sa pièce de lin, heureuse de la retrouver chaque soir… et aussi
fière du travail accompli.
Au printemps le drap était prêt… orné d'une broderie somptueuse…
le J et le G bien dessinés s'embrassaient comme un soir de noces… les ourlets comme les lèvres d'une mariée.
Eulalie et sa mère reprirent le chemin de la maison du notaire. Eulalie portant
soigneusement enveloppé dans des torchons à carreaux, son précieux travail, tandis que la 'Marie du pré'
avait dans un panier de noisetier deux mottes de beurre, barattées du matin et une douzaine d’œufs pondus
par ses Sussex, ce panier devrait plaire à Madame la Notaire...(comme s'il en allait de soi ! )
La grande maison bourgeoise les impressionnait très fortement, et quand elles
tirèrent la chaîne de la petite cloche à la porte d'entrée, tremblantes, quelle ne fut pas leur surprise... ce
n'était pas Augustine la servante venue leur ouvrir, mais un grand jeune homme brun, une fine moustache
soulignait la blancheur de ses dents et ses yeux noirs brillèrent encore plus, quand il lança un courtois et aussi
un très chaleureux : « finissez d'entrer ... » accompagné d'un geste souple et d'un sourire conquérant à Eulalie.
Eulalie ne savait plus rien… plus rien du drap de lin… plus rien de la broderie..
plus rien des heures passées à tirer le fil... le fil, si doux, si fort… oui, si doux et si fort…
comme ce beau jeune homme…
…. et tout à coup, elle fondit en larmes, d'abord des larmes douces coulant sur son si joli visage,
et puis de gros sanglots… inconsolable !
La grande entrée devenait trop petite, Jeanne, Madame la Notaire arriva dans un bruit de taffetas et même
Augustine, ne lâchant pas la casserole d'une main en retenant 'Prince' le chien, de l'autre….il poussait de petits
gémissements… asseyez- la… vite des sels… couché 'Prince '. !...
Rien ne semblait pouvoir arrêter cette scène d'apocalypse, mais à travers ses larmes, Eulalie aperçut une fine
moustache qui s' approchait d'elle, puis un sourire éclairant des dents blanches et elle entendit une voix grave et suave :
« ne pleurez pas Mademoiselle...prenez mon mouchoir… puis comme dans un murmure... séchez vos beaux yeux »
En ce beau dimanche d'été..... les grillons chantaient, hurlaient même...
Eulalie descendit dans le parc, depuis quelques années la maison du Notaire
était devenue la maison du Docteur, le beau jeune homme avait terminé 'sa médecine' à Montpellier.
Eulalie en trois ans de mariage avait donné deux beaux enfants, à cet homme jeune, toujours si doux,
toujours si fort, une fille Germaine -Marie et un garçon Eugène -Gustave
Chapitre 2 : le fil à couper le beurre
Le soleil avait arrêté quelques rayons sur le petit bourg … il sortait peu à peu
de son sommeil de la nuit, les coqs avaient chanté depuis peu Mais des rayons plus ardents que les autres
faisaient reluire le bleu de la vitrine, nouvellement repeinte, du magasin où trois mots , écrits en lettre d'Or
éclairaient le fronton :
' Laiterie – Crèmerie – Fromagerie '
Ce qui avait posé beaucoup de questions à Georges ,le laitier , crémier, fromager, il expliquait à Madeleine
son épouse, que cela faisait « qu'on en faisait trop » et fromagerie c'était un mot qui n'existait pas !
Pour le moment, le couple s'activait à ranger les cagettes, tirait les cruches de lait loin de la vitrine, vers le fond,
pour éviter les méfaits du soleil.
Madeleine avait pourtant intérieurement quelques réserves à toujours sourire et
à être aimable en toutes circonstances. Elle pensait parfois à sa grand-mère Eulalie, et elle savait bien qu'elle n'aurait
pas été contente, elle, femme de médecin, de voir sa petite -fille habillée d'une robe bon marché et sanglée par un
tablier bleu de toile grossière descendant jusqu’aux chevilles !
Madeleine, sans y penser ce jour là , nettoyait avec satisfaction cette plaque de marbre
achetée à grand prix deux mois plus tôt. Le menuisier du village avait fait un 'bâti' et voilà qu'une table de marbre
trônait au milieu des fromages … reléguant la volumineuse caisse à un rôle secondaire !!!
Madeleine y déposait soigneusement ses plus beaux fromages, tome d'Auvergne
Fourme et Bleu du Cantal, sans oublier le joufflu Saint-Nectaire… et pour couronner le tout, elle avait un nouveau
fil à couper le beurre !... avec de part et d'autre du fil, deux petites poignées en bois d'olivier !...
Un ' voyageur ' le lui avait ramené de Provence… elle était devenue experte pour couper des tranches fines, épaisses,
moyennes souvent... à la demande de chaque cliente. La coupe était nette, comme son sempiternel « voilà ! Madame »
Alors qu'elle s'essuyait les mains avec son torchon à carreaux rouges, toujours posé Ã
la même place ( elle ne s'essuyait jamais les mains sur son tablier, pour le garder impeccable ), la porte de
communication entre le magasin et leur appartement s' ouvrit d'un seul coup.
« Déjà prête, ma belle ? » lança joyeusement Madeleine à la belle jeune fille
qui se précipita sur elle et déposa deux gros baisers sonores sur ses joues... deux poutous...
« bonjour, maman » lui répondit Catherine , dans un éclat de rire.
Catherine faisait sa dernière année en pension religieuse, dans uns une ville qu'elle n'aimait guère…
il y pleut sans cesse !
Jacques ton frère, à l'école normale d'instituteurs, (elle le disait à voix haute se gargarisant de ces trois mots !!! )
ne s'en plaint jamais.
C'était les vacances de Noël. Catherine était là pour une grande semaine, et elle voulait absolument aider ses parents.
Elle avait eu l'idée de mettre des branches de sapin dans la vitrine…« c'est beau …, » avait remarqué son père,
en aucun cas, il n'aurait contrarié sa fille, même s'il pensait déjà qu'il aurait à balayer toutes les aiguilles.
Catherine commença à se rendre utile en pliant les fromages, les petits Chèvres qui roulaient d'eux-mêmes
dans le papier, en servant le lait, prenant bien soin de ne pas en faire tomber de la cruche au bidon
avec une louche bien pleine.
Parfois elle rendait la monnaie, confiance suprême !
Un vrai bonheur cette Catherine ! « bonjour Madame Lescure, au revoir Madame Charvillat, comment va votre
mari, madame Urçat ?» Ses cheveux fauve, hérités paraît-il de sa trisaïeule, coiffés en chignon, surmontaient
un petit minois de chaton, et ses yeux couleur lavande, hérités aussi de la même trisaïeule… elle ne l'avait jamais
connue...pas de photos... dommage… je lui dois beaucoup… pensait-elle, en se regardant dans la glace, collée Ã
la porte.
« Bonjour Madame Blanc, bonjour madame Berthon » deux bonnes clientes
arrivées au même moment .Madeleine alla au-devant d'elles, commentant le soleil inespéré de la journée
et le temps possible pour Noël. Catherine souriait ne sachant ni trop quoi dire, ni trop quoi faire.
Madeleine était occupée à servir du lait – de la cruche au bidon – pour Madame
Blanc, quand Madame Berthon ajouta : « ah ! J'oubliais, je voudrais un peu de Bleu, mon mari l'a bien aimé
la dernière fois ! » Madeleine demanda gentiment à Catherine de bien vouloir la servir.
Catherine, tirée de sa rêverie, s'approcha à petits pas de la table de marbre,
s'empara du si beau fil à couper le beurre, aux poignées en bois d'olivier... essayant de cacher sa crainte subite.
Elle tendit le fil à couper le beurre, aux si belles poignées, au-dessus du bleu d'Auvergne, et comme elle l'avait vu
faire par sa mèr … « comme ceci ? »... oui, c'est bien…non un peu moins, s'il vous plaît (nous sommes en Auvergne)
Catherine s' apprêtait à descendre le fil à couper le beurre ,retenant sa respiration,
quand brusquement la porte du magasin s'ouvrit, Catherine ressentit une présence inconnue, la clochette de l'entrée
tintait encore et son trouble s'accentua très fortement… sans réfléchir plus, elle descendit maladroitement le fil à couper
le beurre, et à la même seconde, en guise de la tranche bien nette, le fromage s'émietta sur le marbre et des petits
morceaux tombèrent à terre…
Un grand silence… puis un petit rire étouffé... c'était la' présence' !
'elle' s'avança près de la table de marbre...Catherine releva la tête, ses yeux bleu lavande ne virent que des
cheveux blonds frisés… ses yeux s'éclairèrent d'une lueur comme jamais auparavant…
La 'présence' pouvait parler… « je suis l'instituteur remplaçant… je m'appelle Pierre Toumeront... »
tandis qu'il prononçait d'autres mots... Catherine fondit en larmes !!
Tous se précipitèrent sur elle... ce n'est pas grave... ce n'est rien …
faut pas pleurer comme ça ... on lui tapotait l'épaule, caressait ses cheveux et même l'instituteur remplaçant
lui offrit son mouchoir ... un sentiment de 'déjà vu' s'empara de la jeune fille, sans savoir pourquoi elle pensa
à cette trisaïeule inconnue et regarda ce beau jeune qui la fixait intensément.
Au printemps suivant Madeleine et Georges allaient pour la première fois
fermer leur magasin. Ils souriaient et riaient même tout en accrochant, montés sur un escabeau,
la pancarte rédigée ainsi, sur un carton bien découpé :
Magasin fermé toute la journée
pour cause de
MARIAGE
Chapitre 3 : un coup de fil …
Franchement, il était classe ce salon et chaleureux aussi… tous la complimentaient
pour les travaux faits au printemps, peinture mode, fauteuils super confort ,miroirs… rajeunissement général .
Laurence en était très fière elle y passait ses journées entières, avec plaisir…
rayonnante, sans se rendre compte qu'elle s'était un peu oubliée, pas de place pour elle, et sa vie, sans le salon
n'était pas très remplie.
Ah ! Non, ce n'est pas possible !! alors qu'elle venait prendre des gants pour appliquer
une teinture, son téléphone portable sonna… il est là dans mon sac… excusez-moi… je le cherche... pardon…
les gants en vrac et le sac aussi ! Il ne manquait plus que çà … c'est une urgence, personne de mon entourage
ne m'appelle au salon, expliquait-elle…
Allo, Laurence, salon... elle n'eut pas le temps d'en dire plus....
déjà une voix chaleureuse lui disait : « Oui, c 'est Hugo je te rappelle pour le RdV de lundi c'est bien
au café du Progrès , on se retrouvera tous à 11 heures, Ciao ma belle Laurence ! »
la communication était coupée, Laurence n'avait pas eu le temps de dire ouf ! Pas le temps de dire
mais qui appelez vous ?… il m'a appelée Laurence incroyable... pas le temps de lui dire : je ne connais pas
de Hugo... je n'ai pas de Rd… avec personne ni au café du Progrès, ni ailleurs…
C'est en vidant son sac, le soir qu'elle retrouva son téléphone et elle repensa
à ce coup de fil intempestif ! Hugo ! Ça alors, c'est drôle .. il s'est trompé de Laurence !!
Hugo ...café du Progrès... lundi... Un sourire malicieux éclaira son joli visage, et si… et si… lundi
le salon est fermé… pourquoi pas ?
Laurence ne se reconnut pas le lundi convenu. Elle se prépara avec soin
brossant sa longue chevelure fauve qu'elle laissa libre, enfila un jean-baskets et maquilla à peine ses yeux
couleur lavande. Tiens on croirait ma grand-mère Catherine, pensa-t-elle, toutes les deux étaient fusionnelles !
Quand elle arriva au café du Progrès vers les 10h30, elle était presque seule
puis des couples s'installèrent recherchant, soit l'ombre soit le soleil. Puis une joyeuse équipée de jeunes gens prit
plusieurs chaises pour se regrouper à une table centrale. Laurence les observait avec amusement, leur façon de faire
était drôle, sympa,.. c'est eux … j'en suis certaine.. .mais qui est Hugo ? … je ne saurais le dire…
Un homme jeune, démarche rapide, arriva à la hauteur de la table, il avait encore son casque sur la tête,
sa moto était devant la terrasse. Ses amis l'accueillirent avec fracas en scandant :
« Hugo !!! Hugo !!! » C'était donc lui !... Laurence se sentit comme gênée d'être l' intruse dans cette bande
qui lui plaisait bien, Hugo y compris !… (vous m'avez compris.. ? ) mais qu'est- ce que je fais là , je règle
mon verre et basta, je me tire.
Hugo, debout, demanda à la ronde « Laurence n'est pas arrivée ? … non.. non
on ne l'a pas vu … je suis étonné, car je lui ai téléphoné il y a deux jours pour lui confirmer le RdV... elle t'a dit quoi ?
Rien, j'étais pressé… ça alors, pas de Laurence aujourd'hui ! Dommage »
D'un bond,ne sachant pas ce qu'elle allait dire ou faire, Laurence se planta
gentiment devant lui :…. mais c'est à moi que vous avez téléphoné l'autre jour…. à MOI, oui et incroyable
mais vrai...je m'appelle aussi Laurence !!! »
Toute la bande regardait ce qui se passait sous ses yeux, totalement intriguée
se demandant comment les choses en étaient arrivées là . Pas moins de 10 minutes pour arriver à comprendre
que la Laurence présente avait un numéro :
se terminant par 17 28
et que l'autre Laurence qui n'était pas là aujourd'hui et que Hugo
croyait avoir appelée ,avait un numéro :
se terminant par 28 17 !!
Hugo avait inversé les deux derniers nombres ... ouf !...on y était…
quelle histoire, mais aussi quelle coïncidence…
Alors tout ce petit monde se tourna Laurence, elle ne se sentit pas à son aise
et quand comble de la situation, un des garçons cria :
Vive Laurence ! et les autres reprirent de plus belle,
Laurence ! Laurence ! tout en l'applaudissant !!!
La suite vous la connaissez ! Vous commencez à connaître la famille, dîtes le avec moi, allez en chœur !
Les yeux bleu lavande s'embuèrent de larmes et …. Laurence éclata en sanglots !!
Tous se précipitèrent pour la consoler… ne pleure pas… c'est cool … reste zen…
et même tout en caressant ses cheveux fauve, Hugo lui tendit un paquet de... kleenex …. »
Merci à tous ! Pas de surprise ? Vous vous en doutiez ?...
La moto était très bien pour tous les deux et les sorties toutes fantastiques
coiffés chacun de leur casque. Mais il faudra s'en séparer sous peu, à trois ce ne sera plus possible …
« Dis- moi Hugo, tu serais d'accord pour que la première personne à qui on annonce la nouvelle,
ce soit ma grand-mère Catherine ? - oui ?– alors dans ce cas, laisse- moi donner le coup de fil, mais
- s'il- te- plaît- pas toi -
je ne voudrais pas que tu annonces, Ã je ne sais quelle autre Catherine :
« tu vas être arrière grand-mère
et tu dois acheter du fil à tricoter !!! »
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