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     l'oiseau de feu
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Expéditeur Conversation
faustinyavo
Envoyé le :  7/2/2015 9:49
Plume d'argent
Inscrit le: 8/9/2014
De: Paris
Envois: 254
l'oiseau de feu
N'avez-vous jamais remarqué qu'il y a des passants qui ne sont pas des passants ? Lorsque vous croisez leur chemin, ils remplissent votre atmosphère de tristesse. Ils portent une telle charge de mélancolie que tout semble figé autour d'eux. Ils ont toujours le regard fuyant, accroché à d'étranges horizons. Ils portent de vieux pardessus râpés. Ce sont de véritables énigmes. J'ai les mains moites lorsque je pense à ce qu'ils sont : morts et secs en eux.

-Oh oui, j'ai connu un bel amour ! Décrocha Dos Santos. Il avait les lèvres fines comme coupées au rasoir. Ses mâchoires étaient soudées à ne plus pouvoir se décoller. Il avait les cheveux crépus et noirs. Parsemés de nombreux fils blancs. Le teint mat des îles. Son visage avait conservé son air juvénile malgré son âge mûr comme s'il refusait obstinément de vieillir. Il était arrivé très jeune à Paris, bardé de rêves idiots et d'espérances naïves. Les coups du sort accumulés avaient martelé sa vie au point de la jeter dans un coin de bar. Il venait de se commander un café crème et fumait mélancoliquement une Marlboro. Nous étions à l'approche des fêtes de fin d'année et le père Noël s'apprêtait à enjamber les balcons faute de n'avoir pas assez de cheminées.
Je bosse dans un service de réinsertion. Je m'occupe des cas sociaux de la Goutte d'Or. J'ai reçu pour tâche de sortir Dos Santos de sa mélancolie, de sa Marlboro et de sa soif vertigineuse d'alcool. Depuis peu, il déambulait dans les allées calmes et paisibles des cimetières avant de s'asseoir en face des tombes comme s'il désirait être happé par l'une d'entre elles ou que puisse enfin sonner le glas pour lui. Je l'avais pisté de nombreuses fois et il m'avait presque toujours conduit dans des églises où il se recueillait longuement. Il avait promis de me parler de son amour. Je m'attendais à quelques rigolades entre deux de ses tirades « Oh ! Oui, j'ai connu un bel amour. »
Le dossier que j'avais sur lui mentionnait qu'il était né dans l'abondance. Dans une jungle exubérante. Qu'il avait été élevé dans la droiture et dans l'honnêteté par un père riche et cultivé et une mère pieuse et heureuse. Puis tout avait basculé sous la dictature d'une république bananière. Son père était mort de faim. Sa mère insultée et mille fois humiliée. À force de débrouillardise, Dos Santos avait connu l'école, le lycée puis la fac avec leur char de mensonges et d'idéologies dou-teuses. Il avait vu ses amis tomber les uns après les autres. Épidémies. Famines. Guerres. Répressions sanglantes et aveugles. Sa belle maison, nichée dans un écrin de verdure, était devenue un nid de vipères, de scorpions et de crapauds. Le Régime qu'il avait connu n'avait été que gabegie et hérésie, vols des richesses et accablement des peuples. Les dirigeants, dans des draps d'or, se payaient des airs de saints et se moquaient de la souffrance de leurs populations.
- Oh ! Oui, j'ai connu un bel amour, fit Dos Santos. Elle avait dix-sept ans et venait du Nord. Une région trop riche pour moi où les femmes ressemblent à des couchers de soleil. Je l'ai regardée curieusement comme un étrange Oiseau de feu échoué dans mon désert de misère et de pauvreté. Une créature d'amour qui déparait dans mon monde. Je l'ai aimée dès que je l'ai vue, mais je savais qu'elle n'était pas faite pour moi. J'étais habitué au pain rassis, pas à ce qu'on me serve de la viennoiserie. Je ne lui ai jamais déclaré ma flamme. Elle me filait la pétoche. Je croyais avoir sous les yeux une extra-terrestre. Je vous l'ai dit. Ce n'était pas une femme de chez moi.
-Vous a-t-elle aimé ? demandais-je.
-À l'époque, j'en doutais, fît-il d'un ton monocorde tout en recrachant de la fumée. Puis il se tut comme pour mieux s'imprégner des moments vécus.
-J'ai succombé à son parfum enivrant et à son sourire plein de vie, à sa jeunesse et à sa grande beauté. Mais elle venait d'ailleurs. Elle n'était pas une femme de chez moi. Du moins pas de celles qui ont le parfum de nos matins. Elle était trop belle pour que je trouve le courage de lui dire que je l'aimais.
-Vous en avez souffert ?
- Ce fut un amour impossible. Je l'ai porté comme un enfant mort dans mon estomac.
- Cela s'est passé où ?
Il aspira de la fumée et la recracha devant lui tout en se calant dans son fauteuil pour mieux apprécier ce qu'il dirait. Il fit tourner sa cigarette entre ses doigts avant d'ajouter de sa voix monocorde :
-Dans un pays de gens austères et chaleureux. Au bord du fleuve Niger. Au Mali. Plus précisément à Bamako. Je me souviens que les midis de fortes chaleurs, j'allais me dorer sur les rochers à fleur d'eau. Je me laissais bercer par le clapotis des vagues qui s'écrasaient sur les rochers. C'étaient de rares moments de bonheur que je m'offrais. J'aimais me ressourcer de cette façon. Je me rappelle aussi que certains soirs, j'allais retrouver mes copains de quartier qui étudiaient sous les lampadaires, car les baraquements dans lesquels ils vivaient ne possédaient pas d'électricité.
Je le laissais parler parce que je ressentais qu'il en avait besoin.
Que toute cette histoire avait besoin de se répandre.
-Les samedis après-midi, nous nous rassemblions, les copains de classe et moi, dans un grain et nous buvions du thé, fumions des cigarettes, discutions de nos cours ou faisions des parties de ping-pong. Ils parlaient de leurs amours ou des refus qu'ils venaient d'essuyer.
Il se mit à sourire d'une manière énigmatique en fixant des yeux la cigarette qui se consumait. Certains souvenirs drôles semblaient lui revenir.
-À quoi songez-vous ? lui demandais-je en plissant légèrement des yeux.
-Un ami qui était sorti avec une fille et qui fit l'objet de moqueries de la part d'un autre. Il avait été vu dans une boîte de nuit de la ville en compagnie de sa conquête dont il venait de vanter les mérites.
-Si tu vois la gueule qu'elle a, Dos Santos, tu n'en croirais pas tes yeux ! disait notre ami en s'esclaffant. Mais moi j'étais préoccupé par quelqu'un d'autre. Je m'interrogeais sur les sentiments que pouvait nourrir, vis-à-vis de moi, cet étrange oiseau qui était tombé dans la cour de mon lycée et dont j'étais éperdument amoureux. J'étais pressé que le week-end prenne fin afin de la retrouver. Je ne savais pas où elle habitait. Je n'avais jamais cherché à le savoir. Elle n'appartenait pas à mon milieu. Je vivais chez une Tamachek, une femme peule d'une extrême pauvreté, mais d'une grande gentillesse, qui avait bien voulu partager ses souffrances avec moi. Je me souviens de ses paroles lorsqu'elle me vit débarquer chez elle. Elle m'avait dit exactement ceci :
-Tu vivras parmi nous comme nous vivons tous et toutes. De la même façon. Nous partagerons notre pain avec toi. Ma maison est ta maison. Sois le bienvenu parmi nous.
Je l'appelais « tantie ». Elle avait de nombreux enfants qu'elle n'arrivait pas à nourrir. M'accepter augmentait ses charges. Mes parents vivaient sous les persécutions du parti démocratique unique et la chan¬cellerie de l'ambassade ne m'accordait qu'une bourse qui suffisait à payer l'établissement que je fréquentais sans plus. Elle et moi sommes rapidement devenus des amis. Elle m'adopta très vite de même que toute la concession et même le quartier. Nous avons partagé beaucoup de moments complices. Je me levais à quatre heures du matin, prenais mes livres et mes cahiers et m'asseyais sous l'unique ampoule qui éclairait la cour. Là, je révisais mes cours dans le silence de la nuit pendant que tous les autres dormaient. Elle me rejoignait dans les alentours de cinq heures du matin et après avoir allumé le feu de bois, elle préparait la bouillie de mil, le Moni, qui servait de petit déjeuner. Nous parlions très peu. Elle n'était pas gênée que je révise mes cours à haute voix. J'ai aimé cette femme pour sa gentillesse, son amabilité et son courage. Dans la concession, j'étais le seul à fréquenter le lycée, mais deux amis qui prenaient leurs cours au Lycée Askia Mohamed me rejoignaient souvent et nous entamions de longues parlottes que nous jugions, à cette époque, véritablement instructives. Le plus souvent, nous le faisions autour d'une tasse de thé. Du thé mauritanien. J'ai connu cette Tamachek par l'intermédiaire d'un cousin. Ma «tantie »était sa vraie tante. Je me souviendrais toujours de ce cousin. li était venu à Bamako pour suivre des soins auprès de chiropraticiens. Il souffrait de l'épilepsie et sa mère espérait que les puissants marabouts du Mandingue arriveraient à bout de l'épilepsie qui le tuait.
Lui et moi partagions nos soucis et mangions dans la même cuvette. Quelquefois avec tous les autres grands garçons de la concession. Nous partagions la même chambre et le même matelas, un sac rempli de paille jeté à même le sol qui me servait aussi de table de travail. Les crises d'épilepsie de mon cousin me réveillaient en pleine nuit. De fortes convulsions secouaient son corps. Seigneur Dieu, qu'est-ce qu'il a souffert ! Je l'ai vu tomber par terre de très nombreuses fois comme un soldat fauché par la mitraille. En dehors des violentes crises, c'était un brave gars, drôle et plein de vie qui aimait plaisanter et collectionner les femmes. Il désirait s'établir en Côte d'Ivoire, bâtir une famille, une maison et des plantations. Il était très attaché à sa famille et me parlait souvent d'une de ses sœurs qu'il adulait presque. C'était une chanteuse assez connue en Afrique noire. En retour, qu'est-ce qu'il m'a entendu parler de mon Oiseau de feu ! Il en savait autant sur elle que moi. Il savait à quel point je l'aimais. Aussi me dit-il avant que je quitte définitivement Bamako :
-Tu l'aimes trop. Dos Santos. Tu ne peux pas vivre sans elle. Tu vas être obligé de revenir, Il avait compris à quel point mon cœur était amoureux. Mais je suis une véritable tête de mule lorsque je le veux et je ne l'entendais pas de cette façon. Un ardent désir de liberté me poussait à croire le contraire.
Dos Santos se mit à rire puis ajouta :
-Un samedi, il me demanda de l'accompagner au cinéma. Nous nous rendîmes au Rex. Le film était de facture malienne, sous-titré en français. Les chaises du cinéma étaient métalliques, vétustes et couleur rouille. La salle était bondée de monde. Une demi-heure après le début de la séance, elles se mirent à faire un raffut du diable. Mon cousin gigotait et tremblait sous de fortes convulsions. Il avait les yeux révulsés et grognait. Avec l'aide de voisins, nous avons empêché qu'il ne se blesse. Lorsqu'il reprit connaissance, nous regagnâmes le domicile. Cela ne nous empêcha pas de plaisanter le long du chemin. Sur d'autres sujets. Lorsque je rentrais, je me jetais sur ma couche. li faisait une température de fournaise à l'intérieur. Le toit de la chambre était en tôle. La chaleur de saison accablante. Pour oublier, je pensais à mon étrange Oiseau de feu.
Un lundi, à l'heure de la récréation, une amie me rejoignit devant le portail du lycée. Elle allait s'acheter des trucs à manger. Elle s'arrêta le temps de discuter et fit remarquer qu'elle avait constaté que l'Oiseau de feu avait un faible pour moi. Je me sentis peiné parce que je souhaitais obtenir beaucoup plus. Un faible. Cela m'avait chagriné de l'apprendre. Ce n'était pas grand-chose. Cela n'avait aucune commune mesure avec le profond amour que je ressentais. Le mien était capable de soulever des montagnes, de détourner des fleuves, de s'inscrire dans le temps et tout ce que j'apprenais en retour, c'était que la jeune fille que j'aimais ne nourrissait qu'un faible pour moi. Mon cœur brûlait d'amour. Cela me rendit triste et malheureux, mais je chassais tout cela en me disant que j'avais de la chance, car mon Oiseau de feu éprouvait quelque chose pour moi.
-Je sais, répondis-je. Seulement, il y a un problème.
-Un problème ? fit-elle en fronçant les sourcils.
-Elle veut un homme à ses pieds.
Cette amie secoua sa tête avant de dire :
-elle ne connaît pas les hommes. Ils feront ce qu'elle voudra au début puis une fois qu'ils l'auront séduite, ils s'imposeront et lui feront faire ce qu'ils voudront.
Je m'amusais presque. Je connaissais l'Afrique et la nature assez peu cavalière de ses hommes. Je savais que mon amie avait raison.
Il aspira une bouffée puis écrasa sa cigarette dans le fond du cendrier. Il se racla la gorge avant de poursuivre :
-Un matin, je la trouvai dans la cour de l'école. Elle se tenait devant les bureaux de l'intendance. Je ne m'attendais pas du tout à la voir là. Je pensais même ne trouver personne à une heure aussi mati-nale. Je m'avançai dans la cour en direction de la salle de classe pour y déposer mes affaires à ma place. Lorsqu'elle me vit, son ravissant visage s'illumina. Un grand sourire m'accueillit et un timide bonjour me salua. Je restais aux anges, mais je me gardais bien de lui révéler ma joie. Je fis comme si je ne l'avais pas vue et ne répondis pas à son bonjour. En moi, je rigolais de lui jouer un tour si pendable de bon matin. Mais dans mon cœur j'exaltais qu'elle m'ait remarqué, souri puis salué. Elle rougit. Mon cœur lui fut acquis à jamais. Je le savais. D'un air princier, je poursuivis mon chemin et me rendis à ma place. J'avais le cœur qui battait la chamade. J'étais content qu'elle m'ait souri puis rougi. À la récréation, je me dépêchai de tout raconter à un voisin de classe qui m'assura que j'avais bien agi et que les jeunes filles n'adoraient que les hommes qui se comportent de cette façon. Je n'en savais rien, mais je n'étais pas très fier de moi. Je doutais qu'elle ait apprécié de ne pas avoir été saluée en retour. Mais cela ne m'empêcha pas de lui faire mille autres diableries qui me valurent bien cent mille autres souffrances.
À un certain moment, mes chaussures fichaient le camp. Ce n'était même pas des chaussures. C'était des sandalettes que nous appelions des en attendant. En attendant la fortune. Plusieurs fois de suite, elles me lâchèrent en plein chemin comme si nous nous étions disputés et qu'elles avaient décidé de tailler la route. Je ne l'entendais pas de cette façon et je fis tout pour qu'elles et moi nous restions en bon terme. Je me retrouvais à pratiquer sur elle une espèce de chirurgie qui consistait à rafistoler les sangles de sorte qu'elles ne me quittent plus. Ce fut vraiment une époque difficile. Je n'avais pas de bouquins. Trop coûteux. La bourse que je touchais en tant que pupille de la nation ne me permettait pas d'acheter les livres dont j'avais besoin. Je parle des livres d'occasion. Ceux que l'on achète au bord des cinémas. Je devins en prise de notes le jeune homme le plus rapide de la ville. Je copiais à la virgule près tout ce que les professeurs enseignaient. J'étais toujours guetté par d'horribles tendinites. J'avais le poignet de la main gauche douloureux à force d'écrire à vitesse "grand v". Mais le résultat valait bien ses efforts. Je m'en sortais assez bien. Je me souviens qu'en début de la deuxième année, j'avais baissé les bras face au trop plein de difficultés. Je me ramassais un quatre sur vingt. Mon Oiseau de feu me toisa depuis sa place et je dus subir son dédain et son mépris. Cela m'exaspéra. Je relevai son défi. Les fois suivantes, je reçus les félicitations du professeur. Mon Oiseau de feu sourit de satisfaction et cela mit du baume dans mon cœur. N'empêche, les diffi¬cultés étaient toujours aussi cuisantes et j'étais seul à ramer. Je décrochais mes examens de fin d'année et je m'en allais sans lui dire au revoir. Je priais pour que mon amour s'éteigne au plus vite. Elle était belle, jeune et intelligente. Je ne doutais pas une seconde que de très nombreux soupirants se bousculeraient pour l'épouser et la rendre heureuse. Des milliers de cœurs chavireraient à leur tour sans connaître le naufrage du mien. Je nourrissais l'espoir qu'elle finisse par m'oublier ou même qu'elle ne m'ait jamais aimé. Après tout, je n'avais passé que deux années près d'elle. Je souhaitais que mon Oiseau de feu trouve son bonheur auprès de quelqu'un d'autre. Moi, je retournais à mon ghetto et à mes baraquements, à mes lois et à mon manque de foi.
-Que se passa-t-il ensuite ? interrogeais-je.
-Une amie sur Paris m'aida à la retrouver. Je téléphonais à mon Oiseau de feu, lui envoyais une boîte de chocolats pour me faire pardonner.
-Elle balança la boîte de chocolats dans un vide-ordures ?
Il se força à sourire.
-Très certainement. Elle jeta le téléphone si fort que je garde encore le bruit affreux que celui-ci fit lorsqu'il s'écrasa sur son socle. Mon Oiseau de feu était devenu fiel et colère. Mon cœur mourut ce jour-là. En quelque sorte, j'avais atteint mon but. Celui de sortir définitivement de sa vie. Je décidai de faire ce que la plupart des gens font dans ce genre de cas. Je m'en allais très loin. À l'autre bout du monde en espérant oublier. Le temps passa avec son cortège d'années. Plusieurs décennies s'écoulèrent. Je perdis ma combativité. Mon dynamisme. Je ne prêtais de goût à rien. Je me montrai désabusé en presque tout. Je me laissais broyer par le monde. Je m'en fichais complètement ! Je fis d'énormes et de gros cauchemars pendant longtemps. Son souvenir me hanta. Entre temps, mon père était mort dans la misère et mon cousin était parti. Il s'était allongé dans son lit, s'était couvert de draps blancs et s'était endormi pour longtemps. Non, je ne revins jamais à Bamako.
-Vous n'avez jamais pu l'oublier ?
-Non. Jamais.
-Vous ne l'avez jamais revue ?
-Je l'ai revue plus de vingt ans après. Elle avait fait sa vie, s'était mariée. Elle m'apprit qu'elle m'aimait.
-Mais ne vous avait-elle pas dit qu'elle ne vous avait jamais aimé ?

-Des humeurs de femmes. Des paroles meurtrières dictées par la colère. Elle m'avoua qu'elle avait cru pouvoir oublier, mais n'y était pas arrivée.
-Vous l'aimez toujours ?
Il soupira profondément.

-Je ne l'ai jamais oubliée. J'ai aimé une jeune fille de dix-sept ans. La femme qui frappa à ma porte un matin avait la quarantaine. Elle ne ressemblait en rien à la jeune fille que j'avais aimée. Lorsqu'elle passa à côté de moi, un froid glacial pénétra mes os. Je compris que nous ne serions désormais que des fantômes.
Dos Santos se saisit de sa canne, caressa un moment le pommeau chromé puis se leva. Il franchit le seuil du bar et disparut dans la rue. Je ramassais mes feuillets et les rangeais précipitamment. Je hélais ensuite le garçon de café et me commandais un scotch sec que je bus d'une seule traite. Que pouvais-je faire pour Dos Santos sinon me dire que j'étais un homme heureux ? Je me levais et me tirais du bar.
Je vous le dis. Si vous prêtez attention, vous les remarquerez. Ce sont des passants qui ne sont pas vraiment des passants. Ils portent en eux une telle charge de tristesse que lorsque vous les croisez, tout semble figé autour de vous. Et vous vous dépêchez de vous en aller, car vous nourrissez la crainte de les voir remplir votre atmosphère de
mélancolie et d'amour douloureux.

Ouf ! J'ai sué pour l'écrire.


J'espère que vous avez fait une bonne lecture.
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