DISPARITION
J’étais revenue à Bruxelles, pour quelques jours, et j’eus envie de me confronter à des temps révolus. Je me chaussai de souliers anciens pour caresser ce sol tant foulé autrefois…
Je me souvins d’une histoire étrange, tout à coup, en passant devant cette auberge ancienne… Oui, c’était une auberge où l’on avait envie d’entrer. Quelque chose en elle attirait de l’extérieur. Un coup d’œil, et l’on se croyait transporté dans quelque monde inconnu, où des bougies font office d’éclairage, où les couleurs de l’âtre réchauffent les poutres et donnent vie aux secrets que les visiteurs transportent en eux, bon gré, mal gré.
C’était du temps de ma jeunesse folle, comme eût dit Villon. J’aimais me promener dans les rues de la capitale, tous les samedis, arborant en été, un chapeau fantaisiste et une robe fleurie, en hiver, un loden à capuche, de hautes bottes et un bibi blanc. J’affectionnais les relents de liberté que mai 68 avait soulevés et je voyais le monde avec quelque audace naissante.
Je fus, dans la balade qui ne me menait nulle part, naturellement poussée à entrer dans cette auberge grise, vers les six heures du soir. Je m’installai à une table. D’abord, je me mis à observer les objets anciens, ainsi que les gens, assis ou debout.
Un couple s’enlaçait. Ambiance d’un samedi soir. Une musique tendre…
Tout à coup, deux policiers entrèrent. Ils se dirigèrent vers le comptoir. Le patron fut interpellé. La conversation s’anima, et je finis par comprendre qu’il s’agissait d’une disparition. Il était question d’un homme d’environ 35 ans, avocat de profession. A Bruxelles depuis quelques jours pour défendre une cause, sans doute indéfendable, pensai-je à part moi, il avait pris chambre dans cette auberge rétro. Or, surprise, alors qu’il devait rentrer en province, dans sa famille, pour ce temps privilégié du week-end, et même déjà depuis la veille, il n’y était pas. Son épouse avait donné l’alerte. Elle l’avait décrit comme un homme sage, lymphatique. Je crus comprendre que cet homme de loi avait un hobby qui le sortait littéralement des réflexions et recherches où le poussait son métier : il bricolait volontiers, un peu comme les enfants. Il collectionnait toutes sortes d’objets hétéroclites afin de réaliser quelque pièce saugrenue.
Les policiers s’affairaient à questionner l’aubergiste. Ils montèrent à sa chambre et en descendirent avec un reste de paperasses et dessins, trouvés dans une poubelle.. Autour de moi, les gens tendaient l’oreille, comme lorsque un événement inhabituel se présente. Un fait divers quoi ! Les hommes en uniforme s’en allèrent et je profitai encore un moment de ce début de soirée.
Cet incident me trottait dans la tête. J’imaginai ce qui avait pu arriver à cet homme. Je me dis qu’après tout, il avait peut-être une maîtresse. Ce n’est pas le premier homme qui trompe sa femme, prétextant un travail important. Bien sûr. Mais tout de même. Un avocat chargé de défendre une cause, qui doit être sur la place pour interroger, faire des liens… Peut-être gênait-il ? On avait dû l’assassiner ou le faire disparaître… On le soupçonnait d’avoir découvert quelque vérité ou quelque secret.
J’ignorais tout de l’affaire. Le lundi, je tentai de rassembler plusieurs journaux pour y découvrir l’ouverture d’un procès et le nom de l’avocat. Il était bien question d’un certain Enzo Del Rio. Un nom bien italien. Était-ce une histoire mafieuse ? Je ne pus trouver aucune piste. Le silence le plus complet pouvait laisser supposer n’importe quoi.
Quelques samedis, je retournai à l’auberge et tentai d’obtenir des nouvelles auprès du patron. Peine perdue.
J’oubliai l’incident.
Un an plus tard, alors que je traversais le parc de Bruxelles, mon attention fut attirée par une affiche de cirque. Un nom y figurait : celui d’Enzo Del Rio. Mon cœur s’emballa. Cet avocat disparu, assassiné peut-être par mon imaginaire, réapparaissait en clown!…
Je voulus en avoir le cœur net : j’irais à une représentation. J’irais au Cirque. Pourtant, je me posai mille questions : tu ne vas tout de même pas l’attendre, à la sortie des artistes ? Le questionner ? Tu ne le connais pas. Tu n’es même pas journaliste. Basta. Ma décision fut prise et j’attendis le jour J avec une certaine impatience.
Ce vendredi soir arriva. Je fus dans les premiers à m’asseoir sur un des bancs, bientôt entourée de familles soucieuses de partager du plaisir avec leurs enfants. Mon oreille et mon œil aux aguets. C’était un cirque ambulant, monté sous tente. Au cirque, on se sent comme dans une arène ! Une musique de fond emplissait le lieu. Le monde affluait.
Les portes en toile des coulisses se fermèrent et les lumières s’éteignirent. Un présentateur occupa le centre et annonça un spectacle fabuleux. Il nous précisa que tous les décors et costumes avaient été réalisés par le magicien-clown lui-même. Que celui-ci n’était ni équilibriste, ni trapéziste, mais un homme épris de liberté et de fantaisie. Il s’agissait bien d’Enzo del Rio.
Et celui-ci entra et fut dans le costume le plus attrayant qui soit. Un chariot le suivait, chargé de fleurs, de dessins, de pensées amusantes qu’il distribua au public…
Le spectacle, si l’on peut appeler cela un spectacle pour un cirque, commença. Le magicien conta une histoire du monde où il fut question de vie, de tapis merveilleux, de facéties, avec une assurance peu commune, même douce. Il se mit à mimer différents animaux, comme lui les sentait, improvisant différentes situations. Et les sons qu’il émettait vous prenaient aux tripes. Il fit appel à un assistant clown, et à deux, firent rire l’assemblée. Ils invitèrent quelques enfants à les rejoindre, et lui, fut alors un chef de voix qui déclenchèrent encore l’hilarité. Il termina son numéro par un récit que l’on conte au clair de lune, comme pour ramener l’homme à lui-même. Puis fit un grand salut.
J’étais ahurie. Je ne savais que penser. Cet homme, que l’on disait lymphatique, s’était donc transformé, transcendé ? Ou d’avoir renoncé à une stricte carrière d’avocat pour suivre une vie qu’il sentait lui, l’avait donc retourné à ce point ? Était-ce le même homme ? Je supposai sa disparition liée à un moment crucial de son existence. Une crise intérieure. C’est moi qui avais imaginé un assassinat causé par sa profession.
Alors, j’entrai dans quelque chose d’inconnu. Nul ne sait ce qu’est le cœur de l’homme. J’arrêtai d’élucubrer et imaginai cette fois que cet homme, si c’était lui, était entré dans une facette de lui-même qui lui permettait de mieux se vivre. Ce que je voulus croire sans aller plus loin.
Et maintenant, bien des années plus tard, je me demande en quoi ce désir d’accomplissement me parlait… Avais-je opéré ma transformation ? Avais-je rejoint mon vrai désir, mon vrai moi que j’aime, et qui me cherche dans le secret ?…
Anne DE MAY
7 octobre 2003
----------------
http://poesieetsculpture.jimdo.com/
Retrouvez plus sur mon site !
La poésie c'est une lettre d'amour adressée au monde.
Charlie Chaplin