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     Les MĂ©moires de l’eau
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Expéditeur Conversation
Palmier
Envoyé le :  31/8/2012 9:12
Plume de platine
Inscrit le: 12/12/2005
De: CĂ©vennes (France)
Envois: 2670
Les Mémoires de l’eau

Les Mémoires de l’eau


Si tu prends le temps de ne plus regarder l'heure, s'il te prend envie de ne plus être pressé, si tu sais qu'il faut cheminer avec lenteur pour rattraper facilement le Temps Passé - celui que, de nos jours, on est bien obligé de nommer le Temps Perdu - alors, n'hésite plus un instant : va te promener au bord de la rivière. Va te promener lentement, et regarde bien dans le sable ou les graviers de la berge.
Regarde. Baisse-toi et ramasse cette pierre arrondie et polie par la rivière. Elle est rêche, râpeuse comme une pierre ponce. C'est du grès.
Pas très loin, voici une autre pierre. Celle-la ressemble beaucoup plus à un galet. C'est du schiste gris.
Voici encore un autre caillou, tout noir et brillant, que tu retireras de l'eau sans te mouiller, du bout d'un bâton de châtaignier que tu as trouvé là, gisant sur la rive. C'est un petit morceau de charbon.
Emporte tes modestes reliques bien au sec, sur la berge. Assieds-toi. Ne bouge plus, ne fais pas de bruit.
Si tu fais bien attention, si tu prêtes bien l'oreille, tu vas entendre le chant des mémoires de l'eau.


* * *

Écoute.
Voici le chant de la pierre rêche et râpeuse dans ta paume humide, celle que tu as retirée la première du fond de l'eau. Voici ce qu'elle raconte :
" Je suis la pierre de grès de la Cévenne.
Je suis née il y a une éternité et je suis restée pendant des millénaires de silence accrochée au flanc du serre comme une partie de la montagne. L'érosion m'avait mise à nu, en façade sur une falaise qui surplombait une vallée.
De là-haut, j'ai contemplé la vallée, le ruisseau, la forêt et la montagne, jour après jour, saison après saison, siècle après siècle. J'ai vu le lent changement des climats, la lente mutation des paysages, le lent cheminement et le dur labeur des hommes.
J'ai vu se lever et se coucher les astres et les civilisations. J'ai subi les pluies et les neiges, les chaleurs et les frimas, le gel et la glace, pendant des millénaires.
Rien n'a pu me détruire.
Mais un jour sont arrivés les hommes avec leurs pelles, leurs pioches et leur dynamite. J'ai été arrachée à ma falaise, emportée et taillée par des tailleurs de pierre comme un bloc de construction. J'ai donc servi à construire un mur de soutènement, le grand mur de soutènement qui servait de base au Plan des Pinèdes, par lequel descendait le charbon depuis La Vernarède jusqu'à la Place de Portes, près de La Levade..
Mais tout cela a servi peu de temps. Le Plan a été rapidement abandonné à son sort. En quelques années, les saisons et les intempéries m'ont arrachée à la bâtisse.
Petit à petit, le bloc auquel j'appartenais s'est brisé et les pluies, les ruissellements m'ont amenée sur la pente jusqu'au valat. Le valat m'a traînée au Gardon, et le Gardon jusqu'ici...
Je suis un morceau du serre et du labeur des hommes, je suis un fragment des mémoires de l'eau."


* * *

Écoute.
Voici le chant du galet plat, du schiste gris de la Cévenne…
" Je suis la roche qui constitue les os des CĂ©vennes. Je suis l'ardoise des pauvres dans sa robe grise oĂą luisent, comme seule parure, les paillettes de mica.
C'est moi qui compose le principe même des serres. Je luis sous le soleil et sous les gouttes de pluie. Je suis glissante sous les semelles des souliers… Je suis là depuis la même éternité que ma sœur que voilà, et moi, il y a des siècles que je sers de dallage et de toit pour les hommes. Je suis le schiste, je suis la lauze, la lauze grise des toitures des vieux mas.. L'homme m'a ramassée sur le sol, il y a des siècles, pour le servir.
D’abord, j’ai dallé la cour du mas. Puis j'ai servi un jour de toiture à l'écurie. Quand l'écurie s'est effondrée, on m'a déposée sur la clède et, quand la clède fut abandonnée, j'ai encore servi à couvrir ce qui restait de la maison. Enfin le mas lui-même est resté désert ; la neige a crevé le toit de lauze et, comme ma sœur que voilà, je suis partie au valat, puis à la rivière.
Je suis un morceau des serres et un fragment du labeur des hommes. Je suis une parcelle des mémoires de l'eau."

* * *

Écoute, écoute.
Voici le tour du caillou noir et brillant. Voici le chant de l'âme noire de la Cévenne.
" Je suis le charbon. J'ai été la richesse de ce pays. J'ai été sa sueur et sa peine. Je suis la parure du sous-sol et la fortune des profondeurs de cette terre. Du sous-sol au sol, à l'air même de ce pays, j'ai tout envahi…
De la strate d'où je suis issu, jusqu'au bloc débité au marteau piqueur, au pic ou à la pioche, jusqu'à la poussière qui s'envole des terrils, je suis l'âme noire et la richesse de ce pays. Seul le feu peut me détruire, seul le feu aurait dû me détruire.
Mais les puits se sont refermés sur moi, la terre et l'eau ont enseveli et noyé ce qui reste de moi dans le tréfonds des serres. Je ne causerai plus ni peine, ni joie, ni sueur aux hommes…
Je suis un morceau de ces serres, je suis un fragment du labeur des hommes, je suis une parcelle de l'âme de la Cévenne, une parcelle qui va s'émietter encore en parcelles infimes, qui brilleront comme des paillettes noires au fond de cette rivière, pour témoigner toujours des mémoires de l'eau…"

* * *

Si tu prends encore le temps d'avoir le temps, si tu as décidé de te donner du temps, car toi seul peux te le donner, écoute, écoute le chant du bâton de châtaignier.
" Je suis né de la sève des arbres et de l'eau qui suinte dans les replis des serres. Je suis vieux. Je descends de maintes et maintes générations, d'innombrables générations de vieux arbres, dont les ancêtres vivaient autrefois au fond des vieilles sylves de la montagne, depuis le temps des druides jusqu'à celui des Camisards. J'ai appartenu à un arbre de haute futaie, majestueusement planté au cœur d'une masade. La branche, dont je suis issu, a porté de grands rameaux et de magnifiques frondaisons, de somptueuses récoltes.
Je suis l'enfant et le père des châtaignes de haute lignée que l'homme a récoltées en chantant sur le sol des faïsses et des bancels. Les autres châtaigniers sont morts, les derniers châtaigniers se meurent. Ils se meurent de maladie, comme des hommes, mais aussi de cet autre fléau qu’on nomme l'abandon, le manque d'amour et de soins. Le tronc qui me portait est mort. De branche, je suis devenu bâton. De fertile, je suis devenu sec et stérile. Les vents m'ont cassé et moi aussi, au fil des pluies, des neiges et des ruissellements, je suis parti sur les pentes du serre à la rencontre du valat qui m'a conduit jusqu'ici.
Je suis un morceau de ces serres, un vestige de ces forêts, je suis le souvenir confus et presque oublié de l'arbre à pain de la Cévenne, je suis une parcelle desséchée du labeur des hommes. Je sais que je finirai par disparaître. Mais je suis là, encore, et je témoigne aussi des mémoires de l'eau."

* * *

Les voix se sont tues. Mais si tu prêtes l'oreille encore au bruit de la rivière qui coule, sereine, à quelques pas de toi, si tu écoutes attentivement, tu entendras des voix cristallines et pures qui te diront ceci :
" Nous sommes les gouttes d'eau qui passent... Nous sommes des centaines et des milliers, des milliards de gouttelettes. Nous sommes nées au fond des serres, aux suintements de milliers de sources disséminées dans l'espace immense de la montagne, dans les replis des vallons, dans le sein humide des prairies, au creux des matelas de mousse et de feuilles sèches. Nous sommes la transpiration de la terre, la sève des brindilles et le sang des pierres.. De la source à la vasque, de la vasque au ruisselet, du ruisselet au valat, du valat au Gardon, c'est nous qui amenons vers la vallée les mémoires des serres, les mémoires des roches et des futaies, et les mémoires des hommes.
C'est nous qui ramenons vers les sables de la vallée tous les vestiges que rejettent les hommes quand ils ne sont plus que les fantômes de leurs mémoires, que les débris de leur passé. C'est nous qui, au fil de l'onde, dans le secret des ramures bordant la rivière, cachons au fond des "graves" le souvenir des choses et ces déchets du temps qui restent pour toujours les semences du futur.
C'est nous qui ensevelissons avec tendresse, au creux de nos limons humides, la mémoire des serres et celle des masades, afin que, dans l'avenir des hommes, ne soient jamais perdues ces traces, car nous sommes les gardiennes des mémoires de l’eau.»

* * *

Si tu sais prendre du temps au Temps qui passe, qui passe avec tant de lenteur aux cadrans de ces montres qui régentent notre vie, par ces temps d'impatience fébrile et de hâte débridée... Si tu as le temps de prendre du temps au Temps qui passe, qui passe si vite que les hommes ne s'en aperçoivent même pas....
Si tu trouves le temps de rattraper le Temps Perdu, et si tel est vraiment ton désir… va sur les rives du Gardon...
Là, seul, dans le silence des "graves" où flotte le bruit de la rivière comme la mélodie des siècles à la surface du monde, tu pourras écouter -si tu sais entendre- le chant harmonieux des mémoires de l'eau.

NOTES

Le Gard, formé de plusieurs Gardons, est un affluent cévenol du Rhône

Calade = chemin dallé de lauzes, étroit et pentu, entre deux murs de pierre.
FaĂŻsse ou Bancel = terrasse de culture
Clède = Bâtiment pour le séchage des châtaignes.
Souqué = Bûche de châtaignier
Bouscas = Châtaignier sauvage.
Banaste = Grande corbeille
Masade = Terrain entourant les mas.


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Avec mes amitiés

Alain

Pour voir mon site : Mes vers Ă  moi

""A la cour, mon cher fils, l'art le plus nécessaire
N'est pas de bien parler, mais de savoir se taire !""
(Voltaire)

Honore
Envoyé le :  2/9/2012 10:48
Modérateur
Inscrit le: 16/10/2006
De: Perpignan
Envois: 39531
Re: Les Mémoires de l’eau
Merci pour cette lecture qui m'a permis de gouter la rafraichissante histoire de l'eau et de la pierre dans ce merveilleux paysage des CĂ©vennes .
HONORE
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