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Expéditeur Conversation
Louandrea
Envoyé le :  11/2/2012 15:04
Plume d'or
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Envois: 1618
Les coquelicots...
Les coquelicots...





Vic-Fezensac, juin 2011.


Des coquelicots. Rouges, bien sûr. Elle en avait rêvé toute la nuit, et elle savait pourquoi. Rouge, la couleur de la muleta. Rouge, la couleur du sang. Rouge, la couleur de la corrida. De cette corrida qui revenait, elle aussi, chaque nuit dans ses rêves.
Maria marchait le long de la route poussiéreuse et souriait. Le bus l’avait déposée non loin de la place principale, et elle allait passer sa soirée à servir des mojitos et des pastis à ces hommes un peu frustes, mais qui respectaient cette jeune fille qui venait tous les week-ends d’Auch pour gagner trois francs six sous et aider sa famille. Maria logeait au camping des bords du Gers, avec deux autres familles roms, originaires, elles aussi, d’Andalousie. Car les parents de Maria et sa grand-mère tentaient de se fixer dans le Gers pour soigner la lourde maladie de Pablo, son petit frère de onze ans. La route leur manquait, mais la santé de Pablo primait sur tout le reste. Les enfants étaient scolarisés, et Pablo, suivi à l’hôpital des enfants malades de Toulouse, surmontait lentement sa leucémie.
Maria vit l’affiche sur la porte du bar, et faillit tomber à la renverse. « Pentecôte à Vic : la Corrida du siècle ! » La photo datait de quelques années, montrant Antonio Ibáñez, alors jeune prodige des arènes, posant fièrement avec les représentants de l’empresa vicoise, avec le maire et l’équipe des organisateurs, dont elle connaissait à présent les visages. Beaucoup étaient des habitués du bistrot de Paulo. C’était lui ! C’était lui, Antonio, qu’elle voyait chaque nuit, lui avec qui elle passait des heures éblouissantes, dont elle rougissait au matin. Cette bouche avait effleuré son sexe longuement, ses mains l’avaient transportée de la poussière d’une arène aux soieries d’un lit, et elle connaissait chaque cicatrice de la peau ambrée du jeune homme, même celle sise à hauteur de la cuisse, celle où Maria posait sa bouche qu’elle faisait ensuite, très doucement, remonter vers…
La porte s’ouvrit, et le vieux Marcel sortit en rigolant de toute sa bouche édentée :
- Hé bé la pitchounette, c’est le cagnard du mois de juin qui te rend toute chose ?
Les rires fusèrent, mais Paulo, le patron, le béret vissé sur la tête, rabroua sa clientèle. Il l’adorait, sa petite serveuse, et elle était aujourd’hui comme sa fille, puisque lui et sa femme l’avaient prise sous leur aile, depuis leur rencontre dans un couloir d’hôpital, avant la guérison de leur Julie.
Maria fila derrière le bar, ses rêves de la nuit refoulés en catastrophe, et commença à servir les habitués et les touristes, de plus en plus nombreux en cette veille de week-end de Pentecôte. On arrivait de loin pour parcourir la petite cité gasconne, réputée pour cette féria printanière, et, même si certains la décriaient come une monstrueuse beuverie, elle n’en conservait pas moins un caractère festif et particulier. On attendait plus de 120 000 personnes pour ce beau week-end de juin, des passionnés de tauromachie, mais aussi des badauds, des parisiens « descendus » pour la fête, des salseros, qui s’entraînaient pour le festival Tempo Latino de l’été… Tout l’esprit de la Gascogne se retrouvait dans les ruelles joyeuses de Vic, dans les bars où le foie gras et le Tariquet côtoyaient les banderilles et le flamenco. Les effluves ibériques envahissaient les collines du Gers. Oui, l’Espagne poussait bien un peu sa corne aux portes de Toulouse, comme le chantait le grand Claude…

La caravane était petite, mais propre et confortable. Maria, assise au coin de la table, tentait de réviser sa philo. Elle était en terminale, et espérait qu’un miracle se produirait avant la fin de l’année. Elle le savait: dans la communauté rom, personne ne faisait d’études. Son destin était tout tracé ; elle se marierait dans un an ou deux, aurait quatre ou cinq enfants, et irait parcourir les routes d’Europe, sa vie durant. Et ce n’est sûrement pas celui qui lui rendait visite en rêves qu’elle épouserait, non, car il restait un gadjo, même s’il était le plus grand des matadors du vingt-et-unième siècle. Elle serait mariée à quelqu’un de son clan. Qu’elle le veuille ou non.
Mais la jeune fille avait découvert autre chose, grâce à l’école, grâce à des rencontres avec des enseignants qui ne l’avaient jamais méprisée ou humiliée. Voilà presque cinq ans que sa famille était sédentarisée, et l’adolescente avait forcé l’admiration de tous ses professeurs, rattrapant son retard, s’intégrant à merveille, et faisant preuve d’une intelligence rare. Elle savait ce qu’elle voulait faire : étudier l’histoire de son peuple, puis s’engager dans la défense des siens. Elle voulait se faire passerelle entre sa communauté et cette France qu’elle aimait tant.
Et surtout, elle voulait que le petit Pablo guérisse, et qu’il puisse accéder à son rêve : Pablo voulait devenir torero, comme leur grand-père. Depuis leur enfance, abuela leur racontait les histoires de cet époux adoré, de ce matador des années trente dont la légende auréolait toujours les siens : le grand Juan Sanchez, celui que l’Espagne d’avant Franco adulait comme le Dieu des arènes, et que la communauté rom continuait de vénérer. Celui qui se faisait appeler El Gitano, oui, était encore solidement ancré dans la mémoire collective, et abuela passait des heures à raconter à ses petits-enfants comment son époux était passé de l’état de peone à celui de picador, puis comment sa dextérité et sa force avaient fait de cet anonyme un grand matador. El Gitano était tombé aux côtés des forces républicaines, dans un dernier combat, loin de l’arène, au cœur de la vie.
- Maria, montre-moi le traje de luces, s’il-te-plaît, supplia le petit Pablo, livide, allongé dans le lit au fond de la caravane.
La jeune fille soupira, le cœur serré devant les souffrances de son frère. Elle savait que sa grand-mère ne rentrerait pas tout de suite, et elle osa donc ouvrir la grande malle, et en sortir délicatement le costume de torero d’El Gitano, son « habit de lumières ». Pablo effleura les paillettes et les couleurs, fermant les yeux, et il sembla à cet instant à Maria que la vie revenait doucement rosir les joues pâles du petit, comme si la force du grand torero avait soudain redonné du courage à l’enfant.
On toqua à la porte. Maria prit le temps de ranger le costume avant d’aller ouvrir. Personne n’avait le droit de voir le seul trésor que possédait la famille Sanchez. Deux gendarmes et un huissier se tenaient sur le seuil et la saluèrent d’un air maussade. Ils lui apprirent d’un ton sec et définitif que sa famille disposait d’une semaine pour partir, sinon, ce serait la reconduite à la frontière. Et ce n’était pas la peine de discuter. Le recours présenté par l’association avait échoué, le préfet avait signé l’ordre d’expulsion. Le camping était un terrain municipal, réservé aux touristes, qui allaient commencer à affluer avant la manifestation de Vic, et puis cette situation précaire avait assez duré. Maria expliqua, cria, tempêta, parla de son bac, du traitement de Pablo, de son travail à Vic, de ses parents en passe de trouver un emploi ; rien n’y fit. Et puis ce n’était pas le moment de discuter, dit l’huissier, elle n’avait qu’à écouter les infos. La France virait au bleu marine, alors elle pouvait bien voir rouge, elle n’aurait certainement pas raison devant la loi.

Non loin de là, un jeune homme plantait sa tente. La belle nuit de juin serait longue, et il prenait tout son temps pour s’installer. Maria l’avait observé de loin, sans lui prêter vraiment attention, toute à sa dispute avec les représentants de l’ordre, et ne l’avait pas reconnu. Cependant, lorsqu’il se redressa et lui adressa un sourire radieux, la voyant assise sur la vieille chaise de toile, perdue dans ses pensées, le cœur de la jeune fille se mit à battre la chamade. C’était lui, à n’en pas douter. Sa fossette et son épi rebelle, ses grands yeux noirs, et ce sourire, un sourire à réveiller les morts, même lorsqu’il se contentait de l’esquisser : Antonio Ibáñez venait de planter sa tente dans la parcelle voisine.
Le jeune homme s’avança vers elle, et la regarda intensément. Il avait vu cette frêle jeune fille, vêtue pauvrement, mais aussi lumineuse que le soleil gersois, se dresser fièrement face aux gendarmes, les affronter, sans crainte. Il avait vu briller son regard de colère. Elle avait eu la dignité d’un taureau avant la mise à mort. Antonio venait de tomber éperdument amoureux de cette inconnue. Il s’arrêta devant la caravane et dit, dans un français presque parfait :
- Nous ne nous laisserons pas faire. Je vais vous aider. Je m’appelle Antonio Ibáñez de la Plata. Mon nom ne vous dit peut-être rien, mais je connais pas mal de gens, j’ai des relations dans les médias. Je vais appeler mon agent.
- Je sais qui vous êtes, répondit Maria, tentant de calmer les battements de son cœur. J’ai vu une affiche dans le bar où je travaille, à Vic. Mais…que faites-vous ici, dans ce petit camping, et à une demi-heure de Vic ? Pourquoi n’êtes-vous pas dans un hôtel ?
- J’ai besoin de calme, j’ai besoin d’être seul, et proche de la nature. Dès que je le peux, je campe, cela me rappelle mon enfance, dans les plaines mexicaines, quand mon père nous amenait, avec mes deux frères, camper dans les gorges du Sumidero. Je m’isole toujours un jour ou deux, avant la première corrida, pour réfléchir, me concentrer, prier…Venez, vous allez me raconter votre histoire, j’ai une heure avant de repartir à Vic pour la soirée.
Et les jeunes gens, profitant du retour d’abuela, qui surveillerait Pablo, partirent marcher le long des berges. Ils longèrent la rivière au soleil couchant, observèrent la Tour d’Armagnac qui se dressait fièrement aux côtés de la cathédrale Sainte-Marie, et parlèrent, dans un joyeux mélange d’espagnol et de français. Antonio raconta son enfance dans la ganaderia familiale, ses premières corridas, les cris et le silence, la puissance et la passion. Maria raconta les chemins de poussière, le soleil andalou, les feux de camp, et puis l’ancrage forcé dans la sédentarité gersoise. Ils s’arrêtèrent sur le pont de la Treille, et, au moment même où elle leva la main pour lui montrer les Pyrénées qui se profilaient à l’horizon, Antonio la saisit et la porta à ses lèvres.
- Querida, tu es si forte. Je veux que tu viennes me voir après-demain. Tu me porteras chance.

Vic était en fête. Les bandas jouaient depuis le matin, les ruelles bondées de rires et de cris, les mojitos coulaient à flots. Des nuées d’enfants se poursuivaient en criant « toro, toro », tandis que quelques vieilles mamies dodelinaient de la tête en souriant sur leur bancs, devant les maisons en pierre jaune du Gers. Maria se sentait à la fois épuisée et heureuse. Elle devait retrouver Antonio à la fermeture du bar, il lui avait proposé de la ramener à Auch, et elle termina donc son service dans une sorte d’état second. La lune était pleine. Les ruelles commencèrent à se vider. Au loin, un chien aboyait, et de délicieux parfums printaniers faisaient chavirer la nuit.
Elle attendit presqu’une heure, et puis elle pensa qu’il l’avait oubliée. Il fallait absolument qu’elle rentre, sa mère devait commencer à s’inquiéter. Normalement, Anne, l’une des serveuses du restaurant de la place, la raccompagnait en voiture, et elle était toujours de retour au camping avant une heure du matin. Elle partit donc, seule, sur la petite route de campagne. Tant pis, elle ferait du stop. Quelques voitures passèrent sans s’arrêter, pleines de jeunes gens déjà bien éméchés, trop, sans doute, pour la remarquer. Elle avait déjà parcouru plusieurs kilomètres au milieu des collines et des champs de tournesols lorsque la BM noire freina brutalement.
Ils étaient trois. Elle avait eu le temps de voir que ce n’était pas des gars de la région, avant de respirer leurs haleines plus qu’avinées. Celui qui semblait être le chef, casquette vissée sur un crâne rasé, ordonna aux deux autres de la plaquer contre le capot. Il ricanait. La lune éclairait la scène, et Maria, qui n’avait jamais peur, se mit à hurler lorsque le cran d’arrêt déchira son tee shirt. Sa poitrine nue jaillit comme une biche sous des phares, et les chasseurs avides poussèrent des exclamations de joie.
- On va te planter nos banderilles, pétasse !
- Toro, toro ! Allez, tu veux courir ? On va t’attraper, salope! C’est pour ça qu’on est venus de Paris ! Juste pour picoler et baiser des meufs de ploucs !
Le gros skin s’approcha et commença à lui lécher les seins en reniflant comme une bête fauve. Maria était terrorisée. Mais soudain, elle se dégagea en criant « hijo de puta ! », donna un énorme coup de genou dans les corones du gros porc et partit en courant sur la route déserte, sous les yeux médusés de ses agresseurs. La voiture d’Antonio arriva précisément à cet instant, et le jeune homme comprit instantanément la gravité de la situation. Il sauta à terre, prit Maria par la main et lui cria de monter. D’un coup d’œil, il s’assura qu’elle n’était pas blessée, que ces salauds ne l’avaient pas touchée.
Mais le skin s’était très vite remis du choc infligé par la belle en furie. Antonio n’eut pas le temps de remonter en voiture. Les trois voyous commencèrent à le tabasser, malgré les suppliques de la jeune fille. Elle eut le réflexe d’appeler des secours depuis le portable d’Antonio, qu’elle trouva sur le siège, et assista, impuissante, à la bagarre inégale. L’agilité et la force du torero ne pourrait avoir raison du nombre et des armes. Antonio faisait face aux trois fauves, le visage déjà couvert d’hématomes, mais debout, malgré les lames qui brillaient dans la nuit. Et il ne cessait de penser qu’il se trouvait à présent tel un taureau dans une arène, face aux banderilles qu’on voulait lui planter dans le corps, et qu’il lutterait, vaillamment, jusqu’à son dernier souffle. Le matador était devenu le taureau. Mais cette arène là était sordide.
La police arriva à ce moment là. Le skin bouscula Antonio démarra en trombe la dans la voiture du jeune homme : les clefs étaient restées sur le contact. Ses deux comparses avaient filé dans la BM, en apercevant les gyrophares dans le tournant, sans demander leur reste. Maria pleurait, cachant son torse avec ses bras. Soudain, Antonio se jeta à genoux et se mit à implorer la vierge. Le policier courut vers lui, pensant qu’il avait peut-être été grièvement blessé. Mais le jeune homme tourna vers Maria un visage défait en murmurant dans un souffle :
- Le costume. J’ai perdu mon costume…Mon habit de lumières…

Ils étaient assis dans la caravane, et la mère de Maria leur servait un verre de Moscatel, pendant que son père discutait avec les policiers. Maria tremblait encore, et Antonio avait le regard vide. Il avait fallu expliquer, encore et encore, passer au commissariat d’Auch pour déposer une double plainte, Maria avait même été conduite à l’hôpital pour un examen. Un interne avait badigeonné le visage tuméfié du jeune homme. Antonio n’avait plus décroché un mot. Et Maria pleurait. Elle ne pouvait plus s’arrêter de pleurer.
- C’est ma faute. Tout est de ma faute. Si je n’étais pas rentrée seule, ils ne m’auraient pas attaquée, et tu n’aurais pas été blessé…et ton costume…
- Arrête, Mariacita, lui souffla sa mère. Les victimes ne sont jamais les coupables, jamais. Tu l’as appris en philo, rappelle-toi.
- Mais comment il va faire, demain ? Comment ? Sans le costume !
La jeune fille avait crié, réveillant même Pablo, qui sortit de son lit en maugréant. En apercevant le matador, il écarquilla ses mirettes et se précipita vers lui. Ce sourire enfantin sembla soudain réveiller Antonio, qui sortit enfin de son mutisme. Il se tourna vers Maria et lui prit doucement les mains.
- Maria, j’aurais donné ma vie pour toi. Je suis si heureux d’être arrivé à temps, je ne me le serais jamais pardonné, s’il t’était arrivé quelque chose. En plus, tu sais bien que tout est de ma faute ; je ne pouvais pas deviner que les aficionados avaient tant de choses à me dire : Vic est une ville merveilleuse, nous avons mangé dehors, on a préparé la novillada…La soirée s’est prolongée, et…tu n’y es pour rien, Maria, pour rien.
- Mais, ton costume, alors ? balbutia Maria.
- Je vais repartir. Un torero ne peut pas combattre sans son costume. C’est impossible. Et puis il m’a été donné par ma mère, c’était celui de son oncle, le grand Balderas. Perdre cet habit, c’est perdre l’âme de ma famille, l’âme du Mexique. Je ne combattrai pas. Je suis nu, tu comprends. Sans mon costume, je suis une ombre.
- Non, pequeño, tu ne partiras pas.
Abuela se tenait devant eux, toute courbée, dans sa robe de chambre effilochée. Elle serrait contre son cœur le traje de luces de son mari, et elle le tendit au jeune homme, souriant de toute sa bouche édentée.
- Tiens, mon fils, c’est pour toi. Et tu seras le premier gadjo à toucher ce costume, et aussi le premier gadjo à épouser une fille de notre famille. Mais El Gitano aurait été fier de te connaître.
Un silence religieux se fit dans la caravane. Maria fut la première à le rompre, osant prendre la main d’Antonio, et en défiant son père du regard.
- Papa, ne t’énerve pas. Il ne m’a même pas embrassée. Abuela exagère, comme toujours. Par contre, Antonio a déjà parlé de nous au maire de Vic et à la presse ; ils vont voir ce qu’ils peuvent faire pour nous aider.
Antonio s’était levé. Il s’approcha de la vieille dame et l’enlaça longuement. Il lui chuchota quelque chose à l’oreille en espagnol, avant de se relever, le costume dans les mains, comme une offrande. Le petit Pablo se mit alors à applaudir de toutes ses forces. La caravane venait d’être transformée en arène, et Antonio venait d’y gagner une première fois, contre le sort.

Le soleil, de plomb. Le ciel, d’azur. Et le taureau, de jais. Sur les gradins bondés, le public s’était déchaîné. A midi, le paseo avait commencé pour la foule des Vicois et des aficionados venus de tous les horizons, et Antonio avait défilé, vêtu du costume sacré d’El Gitano. Il avait réussi à faire assoir Maria et sa famille dans la tribune d’honneur ; en passant, il jeta un regard de feu à la jeune fille, tel un chevalier saluant sa dame avant le tournoi. Le spectacle fut grandiose, et le jeune homme séduisit tout le public avec une superbe Manoletina, avant de porter l’estocade, sous le soleil gascon qui aurait pu être celui de Mexico, de Madrid ou de Nîmes. Car la corrida rassemble les peuples en rapprochant les hommes de leur destin. Antonio avait combattu un adversaire aussi noble que la vie elle-même.
Il créa la surprise en restant debout, au milieu de l’arène, après avoir couru vers les gradins pour s’emparer du micro du journaliste de La Dépêche. Face à un public médusé devant cette entorse au rituel, alors que le sable était encore brûlant du combat mené, il se mit à parler de la famille Sanchez, de l’abuela qui venait de lui sauver la mise en le revêtant du costume du célèbre El Gitano. En entendant ce nom, la foule se mit à murmurer comme un champ de tournesols sous l’Autan. Puis il évoqua le courage de Maria, ses projets, et surtout la maladie du petit Pablo, qu’il désigna du doigt. L’enfant, fièrement, se mit debout en souriant. Et puis l’expulsion. La reconduite à la frontière. L’errance, alors que les Sanchez souhaitaient justement ancrer leur histoire en terre gersoise, en terre taurine. Soudain, le maire se leva, descendit vers l’arène, et saisit à son tour du micro :
- Au nom de l’hospitalité gersoise et au nom de la solidarité taurine, je m’engage solennellement à accueillir cette famille à Vic.

La Dépêche, Sud-Ouest, mais aussi Libération et Le Figaro furent unanimes : l’esprit de la Corrida avait conquis même ses détracteurs. Antonio fit la une de nombreux quotidiens, tandis que la presse s’emparait de l’incroyable histoire du costume volé et de l’intervention d’un torero en faveur d’une famille rom. En quelques jours, c’est un pont d’or que la municipalité de Vic fit aux parents de Maria, leur attribuant une petite maison en cœur de ville et une carte de transports gratuite, pour qu’ils puissent se rendre aussi souvent que nécessaire à Toulouse pour y soigner Pablo. Le père de Maria fut embauché par l’association vicoise de tauromachie, tandis que le conseil général offrait une bourse à la jeune fille, afin qu’elle puisse en toute quiétude commencer ses études.
Antonio Ibáñez, que la presse avait surnommé « El d’Artagnan », avait remporté, en mousquetaire des temps modernes, cette double victoire : il avait combattu brillamment le taureau, mais aussi porté l’estocade à la frilosité administrative et politique.



Vic-Fezensac, juin 2021.


Maria reposa le combiné en souriant. Elle venait de recevoir un appel du responsable du Prix Hemingway. On réclamait son torero de mari pour qu’il accepte d’être le parrain de la manifestation de l’année suivante. El Gitano avait croisé l’écrivain dans les rues de l’Espagne en lutte…Bouleversée, mais ravie, elle sortit dans le jardin de la belle « gasconne » et s’installa à l’ombre de la terrasse, admirant les volets qu’elle venait de repeindre en bleu de Lectoure. Elle était heureuse de pouvoir à présent profiter de son congé de maternité, après ces années virevoltantes, passées à étudier le droit à Paris et à Barcelone, puis à exercer comme avocate dans un grand cabinet parisien. Elle avait bien mérité cette pause. Son I Phone la tira de sa rêverie : un MMS de son petit frère, à présent bel et bien guéri, et installé au Mexique chez les parents d’Antonio, où il se formait à la corrida.
Antonio n’allait pas tarder. Même si sa ganaderia gersoise l’occupait beaucoup, il faisait toujours en sorte de rentrer tôt. Et puis le festival allait commencer, la soirée serait belle. Mojitos, rires, courses dans les ruelles, et, pour elle, juste un petit verre de jus de raisin, dans le bistrot de Paulo. Madame l’avocate n’avait rien changé à ses habitudes, et Antonio Ibáñez de la Plata non plus. Le Gers les avait réunis, et ils en appréciaient avant tout la douce simplicité. Les paillettes, ils ne les aimaient que sur le costume de torero d’El Gitano, qui était accroché dans leur chambre, près du baldaquin. A cette seule évocation, le rouge monta aussitôt aux joues de la jeune femme. Les nuits du jeune couple étaient autant de ferias. Ils s’adoraient, comme au premier jour.
- Maman, regarde, je t’ai ramassé des coquelicots.
Maria observa la fillette qui venait vers elle, un énorme bouquet de coquelicots pressé dans la main, et un sourire à renverser le monde. Oui, Marie-Sara était bien la fille de son père !


Sabine Aussenac.



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Mes sites web:

http://linktr.ee/sabine_aussenac

Lou, aux nuits rossignol...

Honore
Envoyé le :  18/2/2012 10:34
Modérateur
Inscrit le: 16/10/2006
De: Perpignan
Envois: 39531
Re: El d'Artagnan, petit texte présenté au Prix Hemingway 2011...
Je viens de lire une histoire particulièrement émouvante qui m'a tenu en haleine de bout en bout.
HONORE
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