Plume de platine Inscrit le: 30/1/2010 De: Envois: 2762 |
Un Noël Togolais La frustration que nous éprouvons est sans commune mesure !
Nous avons l’impression d’être des moins que rien. Pourtant nous avons tout fait pour nous intégrer comme ils disent. Rien n’y a fait.
Entre eux et nous, seule notre peau est différente. Et puis, nous n’avons pas, comme eux, une foule d’amis ! Je parle de mes voisins.
J’ai d’ailleurs démonté la sonnette, elle ne sert à rien ! Oui, mes enfants et moi sommes seuls !
Noël est une fête que je déteste ! Les lumières artificielles ont remplacé celles qu’on devraient avoir dans le cœur.
Oh ! Tout le monde affiche les signes de la fête. Ils devraient être religieux ! Mais au fait, c’est la tradition que l’on fête.
Un de mes voisins m’a dit « Je ne suis pas croyant, mais quelle belle fête ! » Cela m’a choqué !
Ca clignote, c’est animé, c’est horrible ! J’ai même vu devant une porte « Welkom » Bienvenue à qui ?
Pas Ă nous en tous les cas.
Jamais un bonjour, c’est vrai que mon accoutrement, comme ils disent, n’est pas un atout pour briser le mur de l’intolérance.
Je suis en habit traditionnel de la région d’ Atakpamé pas loin du Mont Agou,c'est tout ce qui me reste de mon pays! Je suis de l’ethnie des Ewé.
Mon village est Djéré Houyé au Togo. C’est la région des plateaux, il y fait doux et la végétation est luxuriante.
Un jour mon homme ; Balewa a décidé de traverser l’océan, pour avoir une vie meilleure disait-il.
Les grosses vagues de l’océan froid nous ont jeté sur les rivages de ce pays froid et austère.
Des gens nous ont conduit à l’intérieure des terres,. J’y suis depuis cinq ans.
Balewa est mort, Dieu ait son âme. A l’hôpital « Le froid l’a tué » m’ont dit des sœurs de ma couleur de peau.
Depuis, je suis une femme seule comme beaucoup de femmes ici.
Dans mon pays, vivre seul n’est pas possible. Les esprits pourraient vous emporter. Et Dieu, lui-même ne pourrait rien faire !
Il m’a laissé avec Coffi ; huit ans, Delayno ; douze ans et Fafa ; quatorze ans. Ils sont beaux mes enfants ! Grands comme leur père et fiers comme moi ! Ils ont en eux la force de l’Afrique, la bonté du voyageur et la gentillesse de mon pays. Je remercie Dieu de m’avoir donné les enfants que j’ai…
Ils sont sages et travailleurs. Dieu n’aime pas les fainéants ! Nous habitons à Prontisse.
Je suis femmes d’ouvrage dans une association pour femmes seules. Souvent les femmes d’ici me disent « Retourne chez toi, ici, il fait froid ! » Je ne sais pas si c'est de l'humour ou de l'ironie.
Oh ! Oui, j’aimerais tant retrouver ma montagne, mes forêts, la gentillesse des gens, et par-dessus tout, ma famille.
Mais voilà , les p’tits se sont occidentalisés, ils préfèrent la vie ici.
Ils ont déjà perdu leur père, je ne veux pas leur faire perdre autre chose.
Fafa est en apprentissage chez un électricien, son patron Giovanni est gentil avec lui, de temps à autre il lui laisse la responsabilité d’un chantier.
Il lui dit souvent « je m’en fous que tu sois noir, quand on travaille on est tous noirs »
Delayno est en sixième primaire, il est féru de sciences et d'histoire. Il voudrait devenir médecin. Ses points sont au-dessus de la moyenne. C’est un gamin formidable, il ressemble tant à son oncle.
Coffi, mon p’tit ange, a les pires difficultés à l’école. Heureusement que Delayno l’aide tant et plus.
Pour nous aussi c’est Noël, mais nous sommes seuls ! J’ai fait des heures supplémentaires pendant tout le mois de décembre. Laissant souvent mes p’tits se débrouiller tout seul.
Ils auront chacun un cadeau. Oh ! Pas trop cher, c’est l’esprit de Noël que je veux leur inculquer.
Notre voisin est un vieux grincheux, Monsieur Demoulin n’aime pas les étrangers qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs.
Pour lui, l’homme a des racines comme les arbres, il ne peut donc vivre où il veut. Il doit vivre là où il est né.
" Vous êtes des pauvres déracinés, ce n’est pas de votre faute, mais moi, il faut me laisser tranquille ! Je n’aime pas parler, alors ne perdez pas votre temps."
C’est un vieux bon homme, qui devrait mettre à profit sa sagesse pour les jeunes, mais je respecte son choix.
Il est le seul à ne pas décorer sa façade. Je pense qu’il est très seul.
Chez nous, pas de sapin, la fête est principalement religieuse. Nous prions, nous rendons grâce à Dieu. Nous prions aussi pour les disparus.
Le repas est simple, il n’y a pas chez nous cette frénésie d’acheter des quantités de nourritures exagérées.
Nous sommes la veille de Noël, les enfants ont chacun une occupation. Je m’affaire dans la cuisine qui est encombrée par un tas d’ustensiles. Je prépare des plats du Togo.; des abobo (escargots cuits en brochette), ,du koklo mémé (poulet grillé avec sauce piquante) et aussi des frites car les enfants les adorent.
Le vin de palme n’est autorisé pour les enfants qu’à Noël.
Quelqu’un frappe à la porte! Coffi vient m’avertir.
Je vais ouvrir, c’est Monsieur Demoulin.
-Veuillez m’excuser, Madame, j’ai une panne d’électricité.Je n’ai plus de lumière ni de chauffage. Je sais que votre fils est en apprentissage en électricité. La veille de Noël, je ne pourrai trouver personne. N’ayez aucune inquiétude il sera rémunéré.
-Mon Dieu, bien sûr Monsieur, Fafa se fera un plaisir de vous dépanner. Fafa, mon chéri prend ta trousse à outil... -Combien prends-tu à l’heure mon gars ?
-Monsieur, il ne peut vous demander des sous. Cela ne se fait pas entre voisins...
-Je ne veux rien devoir à personne ! -Dieu nous récompensera Monsieur ! -Quel Dieu ? -Pas de blasphème chez moi ! Ici, c’est moi qui dicte la façon de se conduire, la vôtre n’est pas respectueuse.
-Veuillez m’excuser, je ne voulais pas vous offenser.
Allez mon gars, faut y aller.
-Encore une petite chose Monsieur Demoulin, mon fils a un prénom. Il s’appelle Fafa ,ce qui veut dire "la paix en Ewé"
-Bien, Madame. Allez Fafa, faut y aller…
Durant deux heures, Fafa cherche la panne sans résultat. La pile de la lampe de poche rend l’âme.
-Monsieur Demoulin, je suis désolé mais la panne est sérieuse.
-Oh ! C’est pas grave, de toute façon y avait rien à la télé ! Fafa, tu as bien travaillé.
Est-ce que tu fumes ? -Oui en cachette car maman se fâcherait.
-Bon sang ! Et elle aurait bien raison ! Viens, on va aller sur le seuil, la lumière de l’éclairage de la rue nous suffira.
Tiens voilà , une clope. Tu sais mon gars, c’est une sacré maman que tu as.
Elle est forte, pour vous Ă©lever toute seule.
Moi, je suis tout seul, j’ai septante huit piges ! Dans ma vie, on m’a fait tellement de mal que je garde mes distances, même avec des gens bien comme vous.
Et aujourd’hui, je suis seul dans le noir.
-Pourquoi, ne pas venir chez nous pour la Noël ?
-Crois-tu que je le mérite? Moi qui ne vous ai jamais montré de sympathie.
-Oh ! Maman,en serait très contente j’en suis persuadé. Revenir en haut Eh ben mon gars ! Je n’aurais jamais imaginé parler à quelqu’un en un jour pareil.
Non Fafa, voici cinquante euros et encore merci. D’ailleurs j’ai quelques bougies.
-Vous n’y pensez pas, il fait froid !
-Vas-y mon gars!
Alors Fafa,tu a su dépanner ce pauvre homme ? -Non maman.
-Où est-il ? il n’a pas voulu venir?
-Il a dit qu'il avait des bougies.
-Mais il fait trop froid !
-Je le lui ai dit mais il est buté, il m’a donné cinquante euro que j’ai pris pour ne pas le fâcher.
-Ah ! S’il est têtu moi aussi ! Rester chez lui par un froid pareil.
Les enfants soyez sages, Fafa donne-moi l’argent.
La rue entière scintille de mille lumières. Je sens la ferveur qui peut régner chez les gens. J’arrive devant la porte de Monsieur Demoulin. Je frappe à la porte.
Personne ! Mon Dieu ! La porte est restée ouverte,je l'ouvre, une lueur scintille dans la cuisine. Je me dirige vers elle.
Monsieur Demoulin est assis lĂ , les yeux perdus dans le vide,les bras ballants.
-Allons Monsieur Demoulin, soyez raisonnable, vous ne pouvez rester seul.
-Comment vous appelez-vous ?
-Allez venez, il fait bon chez nous !
-C’est quoi votre nom ?
-Gzifa.
-Qu’est-ce que ça veut dire ? -En Ewé ça veut dire ; elle est là .
-C’est joli, Madame Gzifa.
-Est-ce que vous venez Monsieur ?
-Oui, si vous venez avec moi.
-J’ai toujours cru que les anges gardiens étaient blancs, je me suis trompé.
Ma chère Gzifa vous êtes très gentille, ma vie s’arrête ici. Je ne veux plus vivre, je ne suis pas un chien ! Ma route s’arrête ici.
-Ah non ! Au Togo, les sages comme vous ont leur place dans la société.
J’ai perdu mon mari, mes enfants n’ont pas de sages qui leur montre la route, ils n’ont pas non plus de conteurs. Nous avons besoins de vous !
-Je ne suis plus bon à rien! C’est un beau jour pour partir. Vous ne trouvez pas?
-Et votre famille ?
-Il ne me reste plus aucune famille.
-Assez ! Ma famille nous attend. Si vous le désirez encore vous rejoindrez votre maison après le repas de Noël.
-Je viens pour vous et les enfants, ça sera pour moi un adieu à ce monde que je déteste!
-C’est comme vous voudrez…
Pendant mon absence les enfants ont préparé la table. Lorsque nous entrons leurs yeux sont étonnés et émerveillés. C’est la première fois que quelqu’un vient le jour de Noël.
-Allez les enfants, veuillez débarrasser Monsieur Demoulin.
-Appelez-moi Jean, je vous en prie.
Coffi, prend la main de Jean et guide le à travers l’appartement en direction du fauteuil . C’est un geste fort de la part de mon p’tit ! Personne ne s’y est assis depuis son décès. Jean me regarde, je ne sais pas comment il l’a deviné.
-C’était la place de Monsieur votre mari ?
-Euh ! Oui, maintenant c’est la vôtre.
Coffi tire si fort sur son bras que Jean se retrouve assis. Coffi,s’assied près de lui.
-Papy Jean,vous connaissez des histoires ?
-Je ne suis pas ton papy! Je ne connais pas d'histoire. Va regarder la télé mon petit. -On a pas de télé. Et puis tu es vieux, maman dit toujours que les anciens doivent raconter des histoires pour que les jeunes évoluent dans la vie.
-Laisse Jean tranquille mon chéri.Va plutôt servir l’Awooyo.
-Qu’est-ce que c’est ? Demande jean.
-Une bière brune , la belle brune du terroir togolais.
-Je ne bois que de la Piedboeuf mais je vais la goûter.
-Jean, veuillez m’excuser, mais je dois préparer le repas. Je vous laisse avec mes garçons, ils ont une foule de questions à vous poser…
Les garçons entourent jean, ils sont assis à terre les jambes croisées, le regard attentif.
-Hum ! C’est bon l’Awooyo…
-Pour sûr que c’est bon,maman te l’a dit. Repris Delayno.
-Tu as cent ans ? Demanda Coffi.
Delayno et Fafa rient tellement que je les entends de ma cuisine.
-Non petit ! J’ai septante huit piges.
-Des piges ? Ca veut dire quoi ? - Haha, des piges ce sont des années.
-De quelle ethnie es-tu ?
-Je suis wallon ! Et j’en suis fier.
-Ben, nous on est des Ewé, c’est pas pour ça qu’on se fâche!
-Excuse-moi mon petit, l’âge rend les gens aigris.
-Tu es maigre à cause de ton âge ?
-Hihihi, non ! Je voulais dire grincheux.
-Tu as connu la guerre ? Demande Delayno.
-A pour ça,oui ! J’avais ton âge Coffi.
J’entre dans le salon, il y règne une joie qui étais devenue étrangère. Qu’il est bon de voir ses enfants heureux. Jean a un visage gai, on dirait qu’il a toujours été ici. Mon Dieu,que je suis heureuse ! Si Balewa avait été là …
Eh! les hommes je suis ici aussi. Pourquoi ces fous rires ? -Maman,t’en reviendras jamais !Jean a fait l’école buissonnière quand il était à l’école. Et il avait peur des grenouilles,et il…
-Coffi ,mon chéri, laissez un peu respirer Jean !
-Tu sais maman ? Me dit Delayno. Jean a connu la guerre et il a fait des coups vaches aux Boches.
-Delayno ! Voilà une manière de t’exprimer, que je n’approuve pas !
-Je suis désolé maman.
-Allez dans la cuisine et coupez le pain .
Les enfants partis, je suis seule avec Jean qui en profite pour finir sa bière.
Un silence pesant règne après le brouhaha des enfants. Nous nous regardons sans dire un mot. Je prends mon courage à deux mains pour prendre la parole.
-Jean, je suis confuse…J’aimerais vous dire merci d’être venu, je ne sais pas par où commencer.
-Ne dites rien Gzifa, ma fille. Si tu le permets.
-Oh ! C’est très gentil de votre part, je suis énormément touchée…
Euh ! Les enfants sont…
-Oui,je sais, je sais…
-Bon sang ! J’ai une faim de loup. Ca sent si bon...
-Vous ĂŞtes un cordon bleu !
-Je suis affreusement gênée, je n’ai rien fait de remarquable…
-Et bien, moi non plus je n’ai rien fait de remarquable… Les gosses m’ont englouti dans leur bonheur et ça c’est remarquable. Je suis heureux avec vous ici.
C’est un beau jour, si ma Charlotte était ici, elle vous embrasserait.
-Parlez-moi d’elle. Vous savez, au Togo il faut parler des disparus, ça fait du bien.
-Charlotte a été une épouse merveilleuse. Elle était toujours gaie, avec ses yeux bleus, elle faisait craquer qui elle voulait. Son sourire remontait le moral de tous ceux qui la côtoyait. Elle aimait tellement les gens…Puis survint cette maladie. Cette saloperie qui a pris ma douce et tendre Charlotte.
Elle a fermé ses beaux yeux, alors que je la tenais dans les bras. J’ai détesté Dieu, les gens, les enfants, les animaux, le monde entier.
Vous comprenez, je n’avais qu’elle ! Pourquoi pas moi ? Elle qui avait tant fait pour les autres, devait vivre.
Alors je suis devenu un méchant. Un gars insignifiant, car c’est par elle que je vivais. Elle était tout pour moi.
Elle était si jolie ! Mon Dieu, aie pitié de moi, je suis un pauvre diable…
Charlotte ne serait pas fière de moi.
C’est ici, que je renoue avec la joie, si semblable à ce qu’elle m’a donné pendant tant d’années.
-Jean, nous prierons pour son âme !
-Maintenant ma vie ne vaut plus rien !
-Elle a au contraire une immense valeur pour nous.
-Comment cela ?
-Vous avez une famille.
-Je ne comprends pas !
-Ne m’avez-vous pas appelé « ma fille » Et puis les enfants ont tant besoin d’un homme qui sache leur parler.
-Oui, mais…
-Jean ! Votre famille est ici ! Celle que vous auriez eue aurait été blanche, nous, nous sommes noirs. Acceptez d’être notre grand-père adoptif.
-Euh ! Oui, mais…
-Ah ! C’est vrai, il vous faut un nom Togolais, haha, haha, haha.
J’ai trouvé ! Emenyo , qui veut dire en Ewé: l'endroit où je serai sera bon !
Allez, passons Ă table...
FIN
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