Comme un brin de muguet

Puisqu'il nous faut toujours plus loin partir ;
Puisqu'il nous faut gravir notre chemin,
Courir, courir, sans fléchir, ni gémir ;
Puisque la vie est un vaste jardin
Où se mêlent à plaisir : amour, désir,
Terreur, langueur, ennui, haine et chagrin ;

Puisque l'arbre ploie sous le poids des ans
Trempant son cœur dans ce fleuve éphémère
Qui grossit le grand fond des océans ;
Puisqu'à la nuit tombée se réverbère
Dans la mer la lune, astre des néants,
Comme un être qu'on craint et qu'on vénère ;

Puisqu'à chaque pulsion de l'univers
S'éteint doucement un lointain soleil
Sur l'inconnue pente au glissant dévers ;
Puisque le destin au livre vermeil,
Doré au parfum de l'auguste vers,
Nous transmet l'espoir du profond sommeil ;

Puisque le temps s'inocule à vue d'œil
Dans ce gouffre vierge au regard des hommes
Comme un bateau ivre face à l'écueil ;
Puisque philosophes et astronomes
Emporteront un jour dans leur cercueil
L'élan des galaxies et des rogommes ;

Puisqu'il nous faut toujours abandonner
Nos bras à la terre et nos fronts au ciel
Et se nourrir des fruits noirs du verger ;
Puisque les corps se vident de leur miel
Au sombre appel du funèbre nocher,
Gobant le nectar et laissant le fiel ;

Puisqu'il nous faut déserter ces contrées,
Quitter ce nid mousseux où nous dormons,
Brader nos souvenirs pour nos pensées ;
Puisqu'il faut éponger nos vieux sermons
De leurs odeurs glauques et surannées
Avant l'arrivée des froids aquilons ;

Puisque sous la clameur des sourds fracas,
L'oreille est absente et le cœur au loin,
Et l'esprit mort dans un lugubre amas ;
Puisqu'à l'heure où nuit et jour font le joint,
Les vapeurs d'amour s'élèvent aux frimas
Et se consument au rayon du front oint ;

Puisque la main qui est restée fermée
A la grâce des merveilles célestes
Pleure encore à sa morne destinée ;
Puisque ces yeux boursouflés font le geste
D'ignorer avec stupeur l'empyrée,
Cet endroit où le fardeau se déleste ;

Puisqu'il est donné à chacun d'aller
Près de l'abîme où l'azur s'éternise,
De galoper vers un havre étranger,
D'arracher à la ténébreuse emprise
Les ailes flamboyantes de l'archer
Qui nous a promis la blessure exquise ;

Puisqu'il est permis de s'évanouir
Comme un spectre errant dans les lourds éthers,
De goûter à l'extase et d'en jouir ;
Puisque la ciguë, nectar des Enfers,
S'enfuit dans les profondeurs du nadir,
Décrétant ainsi l'exil des hivers ;

Puisque nous sursautons au moindre bruit
Tels des bêtes féroces et perdues
Quand surgit le premier pas de la nuit ;
Puisque la plaie qui étouffe nos vues
Fait en sorte que le brouillard séduit
Nos troncs brûlants et nos feuilles repues ;

Puisque tout ce qui vit, soupire et meurt,
Tout ce qui blêmit, pleure, aime et frémit,
Tout ce que le temps emporte sans heurt,
Par delà l'altier récif du répit,
Par delà le noir embargo des mœurs,
S'évapore à l'appel du juste édit ;

Puisqu'il nous bien faut un jour jeter l'ancre
Au fond des ces eaux troubles et sinistres,
Au travers de ces plages noircies d'encre
Et de feuilleter dès les lueurs bistres,
Sous le pâle faisceau où l'art s'échancre
D'un doigt vagabond nos profonds registres ;

Puisque j'ai tout dit et plus rien à dire ;
Puisque déjà sous ma plume d'airain,
J'ai déversé ma tendresse et mon ire ;
Puisque je ne me souviens plus, en vain,
Du goût du vin et du son de la lyre,
Je n'ai plus qu'à chavirer au lointain…

Et, pareil au brin de muguet de mai,
Frais et renaissant alors je serai.

Carme

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Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse ! (Alfred de Musset)