L’élan.
L’élan, venant du nord de l’Europe, doit rejoindre ses terres d’origine. Ses ancêtres ont été chassés de nos régions depuis le Moyen Âge. Il a marché dans nos taillis, traversé nos marais et s’est enfoncé dans nos forêts touffues.
Les naturalistes le décrivent comme un animal exceptionnel qui peut dépasser les deux mètres de haut, peser plus de six cents kilos. Il est d’une force prodigieuse mais son allure est étrange : un large museau, une mâchoire supérieure proéminente, une poche poilue sous le cou, des bois larges et plats, pleins de protubérances.
Dans des temps anciens, les hommes ont passé un pacte avec les élans. Les humains ont recueilli les dents de leurs ancêtres enterrés dans les forêts. Ils possédaient des ramures gigantesques . C’était tout ce qu’il restait de leurs squelettes.
Par ce don, les hommes ont acquis la puissance et la longévité.
Ils ont dompté les espèces animales et n’ont plus craint les forêts.
Les élans ont figuré symboliquement sur leurs habits ou sur leurs casques, formant des cimiers redoutables.
Les humains se sont engagés à protéger ces animaux, à tuer leurs prédateurs, en particulier les loups et les ours.
Les élans et les hommes, liés dans un destin commun, ont fait corps pour lutter contre leurs ennemis.
Des légendes entretenues par les sorciers racontent que l’élan et l’homme ont fusionné. En fait, l’homme s’est approprié l’animal pour construire des légendes.
Selon les histoires les plus extravagantes, l’animal a acquis des bras humains. Ils se tendaient pour attraper des rameaux de saules, des branches d’aulnes et de bouleaux. Ils arrachaient des écorces de tremble. Ils s’allongeaient pour se saisir des feuilles mortes et des végétaux aquatiques.
Ils ramassaient des cônes et des champignons. Ils cueillaient des pommes bien rouges que l’animal avalait comme un glouton.
Ils Ă©crasaient les mouches et les taons des marais qui se posaient sur son dos.
L’élan a gardé ses sabots noirs et palmés qui l’empêchaient de s’enfoncer dans les sols mous. Quand il se dressait sur ses pattes de derrière, il ressemblait à un démon arborescent, un diable ou un sorcier.
Une figure humaine toute ridée surmontait le cou de l’animal. Si c’était un homme, il était des plus affreux. Des branches mortes, tordues et crochues poussaient sur le crâne. Il avait des protubérances sur les joues, un rameau fourchu et des racines lui poussaient sur le nez.
Des feuilles mortes, des mousses et des lichens couvraient son corps. Les ramures de l’élan poussaient sur la tête d’un diable.
Il brandissait un bâton noueux et pointu avec lequel il traçait des encoches sur les troncs des bouleaux. Il proférait les paroles confuses d’un rite secret.
Il s’enivrait et tournait sur lui même. Il traçait des cercles avec ses sabots autour des grands arbres et frottait ses bois sur leur tronc.
L’élan a voulu retrouver sa condition primitive. L’homme, qui l’a rendu malade, a failli causer sa perte définitive en raison de ce pacte ancien. Les légendes ont été oubliées.
En réalité, au cours de l’histoire des hommes, l’élan a fui comme un exilé, chassé de nos terres bien avant le premier millénaire. Il a vécu pendant des siècles dans les confins désolés du Grand Nord de l’Europe, du Canada et de l’Asie.
Les hommes l’ont traqué pour l’abattre, pour manger sa viande, meilleure et plus chère que celle du bœuf. Ils ont empaillé sa tête comme un trophée. De sa peau, ils ont fait des gants et des habits pour la chasse. Ses bois ont servi à fabriquer des manches de couteaux.
Pour soigner l’épilepsie, des guérisseurs ont mélangé la poudre de ses ongles avec du gui de chêne, des racines de pivoine, des résidus de crâne, d’os et de dents d’hippopotame.
Les humains ont pollué les sols et les fonds aquatiques avec du plomb, provoquant chez l’animal des crises de saturnisme.
Aujourd’hui, il faut que l’élan et l’homme reprennent leurs places. L’animal retrouve progressivement sa liberté dans des forêts où l’homme peu à peu le respecte et le protège.
Hervé GOSSE
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