La vieille dame en robe de chambre
Quand je rentre de mon travail, le soir, je traverse la place Sainte-Anne. C’est une jolie place, bien agréable. Les arbres y sont accueillants et l’église veille calmement. C’est très animé, il y a toujours du monde en cet endroit, comme s’il était incontournable. J’aime y passer. Le manège pour enfants, très vieux manège, chante en permanence des airs d’une autre époque et habille la place d’un costume de fête comme si c’était tous les jours dimanche. Mais ce n’est pas tous les jours dimanche. Je le sais parce que chaque soir, je vois une vieille dame, assise sur une chaise pliante, à l’entrée de sa maison et elle ne porte qu’une robe de chambre. Elle est d’un vert passé. Elle est si usée qu’elle s’effiloche aux manches et qu’il n’y a plus d’ourlet. Il a été mangé, grignoté par le temps. Quel que soit le temps, quel que soit le jour, quelle que soit la saison, elle est là à l’heure où je passe. C’est en fin d’après-midi. Je ne prendrais, pour rien au monde, un autre chemin car j’aurais le sentiment d’avoir manqué parole à une des plus jolies images de ma journée. Beaucoup passent sans même la voir, elle est si frêle, si recroquevillée sur sa chaise, les mains jointes entre les cuisses comme pour les protéger des agressions. Elle a les cheveux gris en bataille, le regard bleu perdu, le sourire enfermé dans une boîte de souvenirs. Ses jambes maigres sont collées l’une à l’autre et ses petits pieds, devenus trop faibles pour la porter, se blottissent dans des chaussons de feutre noir. Les gens ne semblent pas la voir, comme si elle était aussi transparente que la peau blanche de son visage. Mais elle est là , elle est tellement là ! Elle ne bouge que la tête, elle suit les passants du regard, on dirait qu’elle attend quelqu’un, comme si elle était là depuis toujours à espérer le retour de l’homme qu’elle a aimé ou l’enfant qu’elle a perdu ? Je ne sais pas. Elle me fait peine. Je meurs d’envie de lui parler, de lui offrir un manteau quand il fait froid, de lui mettre une petite lueur au fond de ses yeux un peu éteints, j’en meurs d’envie. Mais quelque chose, depuis toujours, m’en empêche. Elle semble être là pour faire naître en nous mille histoires, on dirait que si elle racontait la sienne alors tous ces passants n’auraient plus de raison d’être à commencer par moi. Je l’imagine alors il y a bien des années de cela, habillée coquettement, coiffée à la mode, chaussée de talons…elle passe comme moi sur cette place ombragée et aux jeux de lumière et une vieille dame, assise devant sa maison, la regarde…
----------------