Plume de platine   Inscrit le: 8/4/2017 De: Hauts-de-France Envois: 4455 |
Crapaud, Serpent, Corbeau [Nouvelle] Crapaud, Serpent, Corbeau
Emma avait dix ans quand elle réalisa qu’elle n’était peut-être pas comme tout le monde. C’était une enfant assez ordinaire, en fait, de taille moyenne, aux yeux bleus et au visage fin encadré par des cheveux blonds. Elle travaillait bien à l’école, s’entendait parfaitement avec tout le monde ou presque, aimait rire et chanter. Il n’y avait en fait que dans un seul domaine qu’elle était différente, celui des passe-temps, des distractions, des jeux.
En effet, contrairement aux jeunes de son âge, elle n’aimait guère les poupées Barbie et les nécessaires à maquillage. Elle n’appréciait pas les conversations interminables, les potins et les ricanements. Elle avait des loisirs bien à elle, des moments de solitude qu’elle chérissait par-dessus tout. Cette solitude était loin d’être un isolement. Si elle quittait un moment ses petits camarades, c’était pour rejoindre d’autres compagnons. A plumes, à pattes ou à poils, ils avaient tous en commun d’être craints ou détestés par le commun des mortels.
Crapaud, serpent, corbeau, Emma avait en effet de drôles d’amis. Peu à peu, au fil des années de sa courte vie, des étés surtout, elle avait réussi à sympathiser avec tout un petit monde d’animaux peu avenants a priori. Ainsi, elle avait pris l’habitude de nourrir toute une famille de serpents. Ces reptiles, petites couleuvres des champs, s’étaient habitués à sa présence. Ils vaquaient à leurs occupations sans craindre la petite fille, se laissaient caresser de temps en temps, posaient sur elle des regards aux reflets métalliques et lumineux.
Emma avait également noué des liens très forts, si l’on peut dire, avec un crapaud vénérable, vieux sage qui vivait près de l’ancien puits du village. Lorsqu’elle s’approchait du repaire du batracien, celui-ci sortait aimablement la tête de son trou et venait tenir compagnie à l’enfant, sans être effrayé le moins du monde. Il en était de même pour Emma : elle n’était nullement dégoûtée par le corps pustuleux du crapaud ni par sa perpétuelle humidité. Elle lui tenait de longs discours, lui racontant sa journée de classe ou ses querelles avec sa mère qui n’aimait pas du tout les passions de sa fille. Le batracien semblait l’écouter avec attention, ponctuant ses propos de « coâââ » qui en disaient long. Emma adorait ses moments de complicité avec ce curieux animal.
La petite fille raffolait également de ceux qu’elle passait chaque été avec un couple de corbeaux qui nichait près de la maison de ses parents. Génération après génération, les corbeaux se succédaient dans le même nid, élevant une foule criarde d’oisillons affamés. Emma avait su se faire accepter par le clan. Elle grimpait dans le vieil arbre qui les abritait, s’installait confortablement sur une branche à côté de la pouponnière et vivait des moments délicieux avec ses amis au long bec. Il lui arrivait de faire la lecture à la couvée, pendant que les parents zélés allaient chercher la nourriture pour leur progéniture. Elle aimait en particulier leur lire les fables de La Fontaine. Elle avait l’impression que les bambins ailés appréciaient beaucoup ces moments de complicité, tout comme elle.
En revanche, les amis et la famille d’Emma ne partageait pas ses goûts. Elle avait confié ses étranges amitiés à une élève de son école qu’elle aimait bien. Celle-ci l’avait regardé avec des yeux horrifiés et lui avait tourné le dos. Elle avait vécu le même genre d’expérience désagréable avec son petit frère. Il s’était moqué de sa passion pour ces « animaux infects » et avait ri pendant toute la soirée. La mère de la petite fille n’appréciait pas non plus l’attirance d’Emma pour ces « déchets vivants ». La petite fille ne faisait rien de mal, bien au contraire, elle avait seulement le tort de ne pas faire comme tout le monde.
Emma avait compris que sa sympathie pour les animaux disgraciés ne pouvait lui attirer que des ennuis. Elle apprit la discrétion, se mit à hurler avec les loups, comme le dit si justement l’expression courante, et cacha soigneusement le fait que pour elle, il n’y avait ni beau, ni laid, seulement des êtres vivants, qui étaient tous égaux dans leur désir de vivre sur cette terre immense, avec leurs faibles moyens.
Ainsi se passa sa jeunesse. Que devint-elle à l’âge adulte ? Cela, c’est une histoire qui reste à écrire.
FIN
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