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La Terre du Lendemain [Nouvelle] La Terre du Lendemain
Il faisait presque nuit, à présent. Autrefois, on disait "entre chien et loup". Mais cela faisait longtemps qu'il n'y avait plus ni chien, ni loup. De la même façon, le jour et la nuit n’étaient guère différents, tant la brume qui recouvrait le sol en permanence était épaisse. Les ressources naturelles, devenues rares, ne permettaient plus d’élever la moindre créature animale. Cueillette et élevage avaient disparu depuis longtemps. Les Terriens se nourrissaient dorénavant de poudres nutritives et de fibres artificielles mises au point par les laboratoires spécialisés.
Les plaisirs de la table n’avaient aucune importance, de toutes façons. Les Dirigeants, qui régnaient sans partage sur l’humanité depuis des décennies, ne l’auraient pas toléré. Une seule chose comptait : l’amour, universel et obligatoire. Ce sentiment si merveilleux inspirait chaque détail de la vie sur la planète.
Comment aimer si l’on envie ? Tout le monde portait les mêmes vêtements, de couleur blanche, avec des boutons de métal argentés. Trois rangs, la perfection suprême. Et cette perfection, ce bonheur sans mélange, n’étaient plus réservés à quelques privilégiés. Les Vivants portaient tous également la même coiffure, un couvre-chef sombre qui leur cachait une partie du visage. A leur service, on comptait des millions de robots domestiques ou Robors. Chaque couple se voyait attribué un Robor lors de son union. La générosité des Dirigeants était sans limite ! Tous vivaient dans des tours de 46 ou 52 étages, au sein de cités gigantesques, les villes ayant peu à peu grignoté les campagnes, jusqu’à les faire disparaître.
Il n’était pas question de nom, évidemment. Pourquoi se différencier ? La différence entraîne les différends, comme chacun sait. Il n’y avait qu’un nom pour tous : John ou J, en abrégé, du nom du fondateur du Monde Nouveau, en 2232. Chacun portait un numéro pour l’identifier, qui suivait cette initiale, homme ou femme, qu’importe ! Pas de jaloux. Le Robor de la famille portait le même numéro, précédé de l’initiale R, comme Robor, vous avez deviné.
Le rire était interdit, car on peut l’utiliser pour dénigrer ou se moquer, ce qui est contraire à l’amour. Le sourire était de rigueur, en revanche, à toute heure du jour et de la nuit, si l’on peut parler de jour et de nuit à propos de ce brouillard gluant qui enveloppait perpétuellement les cités.
Les journées s’organisaient paisiblement autour du travail, sept jours sur sept, et de huit heures du matin à vingt heures, avec des pauses, naturellement, pour reconstituer ses ressources en énergie.
Dans cette société mondiale, organisée et parfaite, si l’amour était la valeur suprême, le bonheur était la fin supérieure. Et dans ce but, les Dirigeants, dans leur immense sagesse, avaient trouvé le moyen de faire plaisir à chacun en garantissant en même temps la paix sociale. Un jeu mondial était organisé tous les mois, dans chaque district. Il avait pour vocation de purger la terre des Robors désobéissants. Quelquefois, assez souvent à vrai dire, et même chaque fois, quelques Vivants révoltés contre la grande loi d’amour universel et obligatoire subissaient le même sort. Une bonne leçon pour tout le monde et un plaisir subtil à chasser tous ensemble, en meute, pour éliminer ces fauteurs de trouble.
A l’heure dite, sur toute la surface du globe, un Vivant et un Robor étaient désignés comme Proies. Il était alors chaudement recommandé de se mettre à leur recherche immédiatement. Leur identité et leur photographie étaient diffusées sur écran géant, ainsi que leur adresse. Chacun se mettait en chasse avec joie.
Rapidement, la bête était cernée et la curée commençait immédiatement. Pourquoi épargner ce qui devait de toutes façons être détruit ? Quelle satisfaction de mettre sa force et son intelligence au service des Dirigeants pour éliminer les malfaisants ! Le sang de ces asociaux était répandu sur le sol pour le bonheur de tous, quel délice ! La Police Militaire veillait avec zèle au bon déroulement des opérations.
Ainsi, se passaient les jours sur cette Terre du lendemain aux ressources rares, mais au cœur immense.
FIN
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