Le lendemain, après avoir enfilé rapidement ses chaussettes, ses baskettes, il prit la route avant qu’il ne fît jour et se dirigea vers la frontière italienne en évitant de passer par Vintimille où les contrôles sont toujours renforcés. Avec ce qui se passait aujourd’hui, il ne regretterait rien, inutile de regarder derrière lui. Son cœur pourtant était affolé. Il évita les autoroutes pour que l’on ne puisse le retrouver grâce aux photos des plaques d’immatriculation prises aux péages ; cela serait bête d’avoir un accident sur la route, et pourrait avoir des conséquences graves. Il se savait fugitif, se comportait comme tel ; on le recherchait peut-être, il ne devait pas laisser de traces. L’année passée en prison lui avait laissé un tel goût amer que jamais, non jamais il n’y retournerait, il ne pouvait supporter l’idée de se retrouver à nouveau enfermé dans une cellule où le quotidien se répète au point d’exténuer ; il comprenait ceux qui refusaient de se laisser prendre vivants et tentaient le tout pour le tout dans des actes désespérés. Il s’était échappé et partait vers l’inconnu sans se poser trop de questions. Il fuyait, s’exilait, changeait d’air, de vie, ce serait peut-être la solution pour mieux se retrouver ensuite. Il avait pris sa décision À partir de Turin, il se sentit soulagé, ses inquiétudes et son rythme cardiaque diminuaient, il continua son itinéraire avec un comportement routier plus apaisé et trouva une certaine beauté dans les paysages qu’il traversait. Il retrouvait peu à peu un sentiment d’émerveillement qu’il avait perdu le jour où il avait été enfermé et qui donne tant de prix au quotidien.
Il gagna rapidement de Venise, la Slovénie, en suivant l’E70 Belgrade, la Serbie ; il hésita encore un instant sur sa destination finale mais choisit d’arriver à Sofia comme il l’avait envisagé. Ce ne fut pas sans difficultés, car il dut patienter aux frontières dans de longues files d’attente, avant de pouvoir traverser la Hongrie, la Roumanie et de parvenir au but fixé Sofia après avoir parcouru 1700Km. Il se trouvait au cœur des Balkans, dans l’un des berceaux de l’écriture cyrillique, où l’on célèbre encore la fête religieuse de Saint Cyrille qui créa l’alphabet auquel on donna son nom. Lucas ne possédait pas les clés de ces caractères, mais les portes de la ville lui étaient ouvertes. Il avait lu que la Bulgarie était un pays qui aimait la langue française, synonyme de bonne éducation et on y vénérait Victor Hugo. Depuis la chute du mur de Berlin, fin 1989, puis celle du rideau de fer qui entraîna l’effondrement de l’empire soviétique, ce pays voulait redevenir européen. Il y serait sans doute le bienvenu et là , il pourrait vivre la vie de tous les jours ; de toute façon c’était un lieu comme un autre s’il fallait y mourir. Il se sentait perdu au cœur de cette ville inconnue, tout lui était énigma-tique dans une confrontation avec une langue et une culture qui lui étaient très hermétiques. Il aurait pu se nourrir des réflexions de Tzvetan Todorov sur l’altérité, car à Sofia, il découvrait un autre monde parfois aussi fantastique dans la vraie vie que dans la littérature. Lucas devait vivre et survivre seul sans famille, sans structure, de plus l’absence de compréhension de la langue l’empêchait d’agir, aussi, eut-il l’idée d’aller demander assistance à l’Institut Français de la capitale...
Pierre-Louis SESTIER
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