« Chacun sa place … euh… et les vaches seront bien gardées !!! »
grinça une voix aigre –douce , couvrant le murmure général ambiant.
« Et les vaches seront bien gardées ?? mais tu plaisantes ,ou bien tu dors déjà , lui répondit une voix plus grave , un tantinet sentencieuse .
Si tu parles de vaches , tu dois dire d’abord : à chacun son métier…et là ,
tu peux parler des vaches , seulement si tu as commencé par… »
« Non ! non et non , moi j’ai dit : Chacun sa place et c’est chacun sa place… toi d’ailleurs , tu me tannes le cuir au lieu de jouer au professeur à la voix de ténor, tu devrais bien y rester à ta place … tu te prends pour une
grosse pointure ou quoi ?
Au lieu de me couper , dans mes essais philosophiques ,
-éclat de rire général –on sentait l’ambiance monter – Oui, j’ai bien dit philosophique !!ah mais . »
Qui aurait pu être là , par hasard , par chance , par obligation Par coïncidence ,ou bien par voyeurisme… aurait vu à sa grande stupeur – Mettez -vous à sa place- sans même y croire- mettez -vous toujours à sa place-
-2-
Et maintenant ,c’est VOUS, vous êtes à sa place …
tout autour de vous , des chaussures encore dans leur boîte ,
se mettent à sauter , à trépigner frénétiquement , dans tous les sens, à leur risque et déséquilibre … pas pantouflardes pour un sou !!!
à ne plus savoir sur quel pied danser…
elles entament leur veillée dite … pieds dans le plat… après
la fermeture du magasin dite … de pied ferme…
En général, elles sont très satisfaites de leur connaissance du français, ne discutez pas de l’absurdité de leur jeux de mots .
Les voilà en folies, chaussures du soir, de ville et de campagne… à talons plats , à talons hauts, semelle caoutchouc, cuir,
fin, véritable ou simili … des bottes , des godillots , non pas des godillots . Certaines en mordaient leur lacets , tellement elles se tordaient de rire ! Quand tout à coup , un grand cri :
« Aie ! Aiiiiie !! … je me suis piquée avec mon talon aiguille … »
Alors là , la débâcle !! rires aigus , d’autres gras, certains sarcastiques ,
on pouvait même entendre des gros mots quand d’autres se permettaient des débuts d’histoires graveleuses, bêtes comme leurs pieds.
C’est pour vous dire !
« Il faut que ça cesse !! Allez ouste ! Chacun sa place ,hurla une botte ,mal léchée….. (difficile de ne pas la faire , pardonnez –moi ! ) droite dans celle du même nom, profitant de sa taille. »
« Ah celle- là elle nous prend toujours de haut… sans compter qu’elle nous fatigue, à nous raconter tous les soirs , soi- disant pour nous endormir ….
…SON histoire , celle du Chat Botté !!!
je prendrais un malin plaisir à la savoir à Sept Lieues de là !
.. chat vous chagrine ?? »
« Trop drôle, trop drôle ..et toi , c’est quand même toi , qui chantes
Le petit rat, le petit rat de l’Opéra…tout ça parce que tu es une ballerine Ã
37 euros… tu peux trottiner par ci , par là .. tu pourras bien faire des pieds et des pieds, tu n’iras jamais à l’Opéra , et nous non plus d’ailleurs… euh !nous on fera de la randonnée, et aux pieds de notre randonneur de charme, nous
foulerons montagnes noires et vertes vallées ,en chantant ‘étoile des neiges’ »
- « Chacun sa place , n’est-ce pas ! »
« A moins que tu ne chantes : ça use , ça use… les souliers ! Rêve , rêve toujours, le randonneur de charme peut se transformer en
Homme de Véolia , et tu visiteras tous les jours la déchetterie ,
mais en chantant plutôt : hého ! hého… on rentre du boulot …et toc !! »
-« Mais quelle heure est-il ? » quémanda en sommeillant encore
une pantoufle à carreaux , j’étouffe là - dedans, le feutre c’est bon pour l’hiver !
je vous assure , je veux de l’air . »
-« Et bien pourtant tu n’en manques pas d’air , je t’ai vue ce matin remonter à la réserve , bien tristounette . Carole te repliait dans du papier de soie
et elle te disait, pas méchamment , c’est vrai , trop petite ma belle, tu es une 37 ..et la dame en bas, à la boutique chausse du 38 . »
-« Et alors quoi ? Vous espériez que je grandisse d’une pointure
dans ma boîte ??
Et puis, tu crois que je ne t’ai pas reconnu ,mocassin -monsieur du 43, couleur noire ??? et bien …et bien , tu pues déjà ! voilà !
c ’est couru d’avance celui qui t’achètera il va transpirer des pieds, grave, et toc !! ce n’est pas difficile à imaginer.»
- « Mais que c’est méchant tout çà !! enfin , un peu de bons sens chacun sa place ! Qu’elle idée de se jeter de telles sornettes à la tête … »
- « …ça y est , je sais qui tu es .. .pas difficile à deviner…tu es la
chaussure à talon plat ! pour toi , tout est lisse , tout est calme , le monde est cool…zen…stone… mais où je vais chercher tout ça ??
Notre sort est magnifique …résignons- nous , nous allons côtoyer le monde !! »
- « A nous les rouges durillons , les rageurs cors aux pieds , les hallux valgus aussi ( non, non ! ce n’est pas une maladie honteuse) .
A opérer sans tarder. L’arthrose féconde en monticules sur les articulations, et si vous y ajoutez les odeurs - comme dirait le Président - plus un oignon avec un zeste de mycose entre les orteils…voilà un cocktail
à déguster avec une paille , celle que vous aurez enlevée de votre sabot ,
naturellement !!
Mais, j’y pense , on a tout de même une satisfaction … et pas des moindres …
écoutez plutôt :
le fameux coup de pied au c.., oui celui- là justement ,quand il est bien mérité ,
c’est à nous que revient l’honneur de le donner !! c’est le pied !! »
- Un conseil de vie si vous le permettez : quand vous rencontrerez par mégarde , le ’ cacacadeau’ d’un caniche mal élevé , encore fumant sur le trottoir, ne sautez pas à pieds joints dedans … seulement le gauche… mettez seulement le gauche et là , par miracle vous en serez félicité ou bien vous
aurez la félicité, j’avoue que je n’ai pas tout compris de cette superstition d’un
autre monde…Parfois je perds pied , avec eux … en plus j’ai jamais de chance .
« Moi j’ai compris et c’est une honte ! oui, une honte , on te fourre le nez dedans et on applaudit … inimaginable …il faut vivre avec ces barbares. »
« Et bien moi, je rêve que les chaussures se portent sur la tête , près du soleil , au grand air, baignant dans le parfum de cheveux bien coiffés, j’en rêve !
et pourquoi pas moi ?
puisque j’ai des rubans en guise de lacets ?
Qui oserait me dire alors : « au pied ! » comme à un toutou obéissant ? »
-« S’il vous plait , moi j’aimerais sauter joyeusement , aux sons folkloriques , danser la Carmagnole et aussi Le lac du Cygne … et la zumba …
Courir plus vite que le temps , me sentir plus légère que le Printemps…
je veux vivre …vivre …sur un nuage blanc, tout comme moi d’ailleurs , c’est ma couleur… cuir blanc.
Un jour , une jeune fille toute habillée de blanc elle aussi ,
me déposera au pied de son lit , son bouquet de roses entrelacées
de rubans à côté de moi.. elle nous couvrira de son voile, qui avait virevolté
de la mairie à l’église … alors , je fermerais les yeux ,de bonheur …
… demain , elle sera femme . »
Un immense silence … léger comme une ombre , doux comme le nuage blanc … chacun sur le sien de petit nuage.. Chacun sa place.
Et brusquement , moment d’euphorie collective, des applaudissements
et même des ‘youyous’ , les babouches sûrement ! les autres scandaient :
« Vive la Mariée, Vive les Mariés !!! »
Une voix , toute énamourée demanda :
« La mariée , elle est belle comme Cendrillon ?..j’aurais tant aimé être la pantoufle de vair , perdue sur l’escalier du château …et aussi danser avec le Prince charmant… »
Une autre voix essaya de se faire entendre :
« Elle est aussi belle que Carole ? » … Oui ! c’est un peu ça , un mélange des deux , la douceur de l’une et la beauté de l’autre.
« Ah ! bon » répondit-elle satisfaite , ou essayant de l’être…
douce et belle , comme tant de femmes , pensa -t- elle , sans oser le dire .
« Carole , vous parlez toujours de Carole ! c’ est normal ? »
-« Bien sûr c’est notre petite fée à tous ! elle nous émerveille chaque jour.. jamais les mêmes fringues , des robes à nous délier les lacets… et le sourire toute l’année . Nous, dans notre réserve , ça nous égaye le séjour d’entendre son rire , il nous offre la joie ! »
- « Vous en pensez quoi les filles de la vitrine ? Vous voyez tout ce qui se
passe dans la rue , même les anciennes copines , aux pieds de jolies dames ,
on voit bien qu’elles ne pensent plus à nous et quelles vivent ‘au pied levé’ ! »
« Mais ça suffit avec vos jeux de mots , pied levé , pied levé et moi je vous fais un pied de nez …elle n’ est pas bonne celle- là ?
Non , ne nous fâchons pas , rien que pour cette journée , Jean – Claude, le mari
de Carole , m’a mis une 39 sur la tête , alors que je suis une petite 37 !
j’ai bien tenté de le lui dire , mais il descendait déjà les escaliers …
. ..en plus je l’entendais râler parce qu’il ne trouvait pas la 38…
un amour ce Jean Claude !! oui , c’est vrai. Nous l’aimons toutes .
Je n’ai pas rouspété , enfin à peine …. Je me disais … à chacun sa place et les vaches seront bien … non ce n’est pas comme ça qu’il faut dire ,
je comprends tout de travers , heureusement je marche droit ,
enfin je l’espère ! »
- « Moi, je pense que tu es un peu amoureuse de lui , à toujours frétiller avec tes pampilles multicolores sur tes brides ! Bon ça ne me regarde pas . Hier je suis descendue dans la boutique , une dame m’a essayée,
et vas- y que je marche de large en long , elle venait de marcher de long en
large… à gauche, pied en avant.. coup d’œil à la glace.. jambe droite de
profil ,coup d’œil à la glace … hum ! la bride… hum ! le talon…
… coup d’œil à la glace…
je ne sais pas quoi en penser … je vais réfléchir … si jamais elle dit : je vais en parler à mon mari , je lui fais un croche- pied !!
Et elle me plaque là , aux bons soins de Carole et ajoute en sortant…
Attendez- vous au pire… » et voilà sa sortie :
« On finit toujours par trouver chaussure à son pied . »….les yeux au ciel.
… Grrr !!!! C’est beau l’amour !!!!
-« Au fait tu viens d’où ? - du Brésil pardi , j’ai voyagé moi !
-et moi d’Italie le pays du bel canto…et moi d’Espagne .. et moi d’Autriche,
-et moi excusez du peu je suis française , made in France , c’est écrit dessous ! Chacun sa place ! »
« Mesdames , Messieurs , nous allons entrer dans une zone de turbulences nous vous prions de bien vouloir regagner vos places jusqu’à l’extinction
du signal lumineux . »
Superbe dans son uniforme de la Singapour Air Line l’hôtesse répétait, en anglais , les consignes de sécurité .
Carole se fraya un chemin dans le couloir de l’avion, tout en remettant en ordre ses cheveux , ce qu’elle faisait toujours , elle repensait à ce départ pour Bali… quelle joie à tous les deux… ils le
préparaient depuis longtemps , avec soin … ravis des découvertes à venir.
Arrivée à sa rangée , elle regarda Jean Claude .
Il tentait de se réveiller… visiblement après avoir dormi profondément..
Il se frottait les yeux … se tourna vers Carole … « je ne sais plus où je suis … Je me croyais à la boutique… elle a dit quoi l’hôtesse ? »
« chacun sa place ! » lui répondit Carole
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