Je croyais que ce serait une journée tranquille. J’étais en congé, il faisait beau et nous avions projeté, ma femme et moi, de passer la journée à la plage avec les enfants à une trentaine de kilomètres de la ville. C’était sans compter avec les imprévus : le coup de téléphone du directeur qui me demanda de rejoindre d’urgence le bureau.
Je pris la route du bureau malgré moi, tout en me demandant quelle était cette urgence qui nécessitait ma présence. Ma femme elle, se demandait à quoi bon d’être en congé si je suis sensé être disponible tout le temps.
Au bureau, c’était le branle bas de combat. Le chef du cabinet du Ministre avait appelé pour annoncer la visite de Monsieur le Ministre pour le lendemain. Monsieur Chakir, notre patron, était dans un état d’énervement qui en disait long sur ses capacités réelles de dirigeant !
Il faut que je vous parle un peu de Monsieur Chakir. C’est un quinquagénaire, nommé au poste de directeur régional depuis plus de cinq ans. Il a eu le poste par ancienneté, alors il a peur d’être remplacé par quelqu’un de plus jeune et de plus dynamique ou d’être muté dans une autre ville. Il gère la direction comme une propriété privée et a horreur des problèmes, ne les résolvant pas, se contentant de les différer. En guise de management, il charge ses subordonnés de traiter tous les dossiers, se contentant de signer le courrier et d’expédier les affaires courantes sans aucune innovation ou créativité.
Cette visite inopinée du ministre déstabilisait donc le directeur et mettait du désordre dans sa petite vie tranquille. Pour se préparer, tout était donc à faire comme si on n’avait jamais rien fait auparavant : il fallait nettoyer les bureaux et astiquer les toilettes, changer l’éclairage défaillant et certains stores, mettre partout des vases avec des fleurs, veiller à ce que tout le monde soit bien habillé et que les hommes soient rasés de près.
Comme tout directeur d’administration régionale qui se respecte, le notre disposait d’une villa de fonction très spacieuse située en plein quartier résidentiel parmi ses pairs. Il y avait affecté en permanence, au frais de l’administration bien entendu, une voiture de service avec chauffeur pour faire les courses, un jardinier et aussi un chaouch qui y montait la garde et aidait à l’entretien. Un autre véhicule de service avec chauffeur était affecté au transport des enfants à l’école et de madame au hammam ou chez le coiffeur.
Mr Chakir avait achevé la construction de sa villa personnelle dès sa deuxième année en tant que directeur. Les mauvaises langues disent qu’il avait puisé dans le budget de la direction pour accélérer les travaux. Il l’avait louée à des coopérants français, ce qui lui assurait un revenu supplémentaire substantiel supérieur au salaire du plus ancien des cadres de notre direction.
Le budget de la direction régionale était la chasse gardée de Mr Chakir. Personne n’avait de relations avec nos fournisseurs ou avec les sociétés choisies pour faire d’éventuels travaux d’aménagement et de réparation dont un budget annuel était délégué. En fait de travaux et de fournitures, la gestion du directeur était spéciale : il envoyait un coursier chez le fournisseur ou la société avec un bon signé de sa main ! De ce fait, personne ne pouvait savoir ce qui a été dépensé et en quoi consistait cette dépense !
Le directeur tint une réunion avec les cadres pour discuter des dossiers que le ministre pourrait évoquer lors de sa visite. En plus de ses incessants conseils pour être au niveau le lendemain et de présenter le meilleur visage de notre administration, il confia à chacun de mes collègues une tâche précise : acheter un bouquet de fleurs que la secrétaire offrirait au ministre à l’entrée, des gâteaux et des boissons, apporter un appareil photo et un caméscope pour immortaliser l’événement, préparer la salle des réunions au cas où le Grand Manitou aurait l’idée de nous réunir, sans oublier de s’occuper des réservations d’hôtel et de la limousine pour le Ministre et son staff.
Le chef de cabinet du ministre a bien précisé que Son Excellence exige, comme tout ministre qui se respecte, être logé dans la suite royale du plus grand palace de la ville. De plus, arrivant par avion, il demande qu’une Mercedes dernier cri avec chauffeur soit mise à sa disposition dès son arrivée. Mr Chakir resta longtemps accroché au téléphone pour réserver la suite royale exigée par son Ministre. Il se résolut finalement à faire appel au Secrétaire Général de la préfecture pour avoir gain de cause. Quand à la limousine, ce fut une autre histoire, le modèle voulu par le Ministre étant introuvable dans notre ville, le Directeur contacta une agence de location de voitures à Casablanca pour lui envoyer la merveille !
J’eus le privilège d’être chargé de préparer la présentation que fera notre directeur le lendemain devant son supérieur hiérarchique. Il nous demanda d’être au travail un peu plus tôt que d’habitude. Nous ne travaillâmes pas ce jour et passâmes toute la journée sur place à mettre de l’ordre dans les locaux et à embellir ce qui pouvait l’être. Nous déjeunâmes ensemble de sandwichs tout en discutant de la meilleure attitude à adopter.
Les spéculations et les rumeurs les plus folles allaient bon train. Certains prédisaient le départ imminent du directeur pour une petite ville lointaine en raison de son manque flagrant d’initiative. D’autres soutenaient que le ministre allait procéder séance tenante à la nomination d’un cadre à la tête de notre délégation et que le boss serait rappelé à Rabat. Quelques uns, plus cléments, prévoyaient une simple visite de routine pour écouter le point de vue des fonctionnaires des régions.
Mr Chakir quant à lui, donnait ses directives et conseils à chacun, veillant au grain pour une fois. Ce fut pour lui une occasion de faire un tour des différents locaux. Nous saisîmes cette occasion inespérée pour demander bon nombre de réparations qui traînaient depuis des mois. Le directeur s’empressa de donner ses ordres au chef du service de la gestion des moyens pour ‘faire le nécessaire’. Nous quittâmes la direction tard dans la soirée, inquiets et dans l’expectative.
De retour chez moi, je constatai que ma femme était revenue à de meilleurs sentiments. Je passai plus de deux heures à préparer le speech du directeur et m’endormis exténué.
Le réveil sonna à six heures précises du matin. Après m’être rasé et avalé un café et deux tartines au beurre et à la confiture de figues, je pris la direction du bureau. Le directeur et certains collègues étaient déjà sur les lieux. Je remis mon travail au patron qui s’enferma dans son bureau pour le lire. Il en ressortit dix minutes plus tard apparemment satisfait de ma prose.
Tous les fonctionnaires étaient, pour une fois, présents avant sept heures et demie. On procéda tous aux dernières vérifications : propreté des lieux, emplacements des fleurs, état de la salle de réunion, sans oublier les gâteaux et les boissons. Nous regagnâmes nos bureaux vers huit heures et le gardien resta devant la porte en vigie, son téléphone portable à la main pour ‘bipper’ le directeur à la moindre alerte.
Notre attente dura toute la matinée, on fit mine de travailler, expédiâmes les rares visiteurs dans des délais jamais inégalés auparavant et passâmes le plus clair du temps à conjecturer sur l’objet de la visite du ministre.
Peu avant midi, le directeur nous convia tous à la salle des réunions. Il était très content et arborait un large sourire qu’on a rarement eu l’occasion de voir sur son austère visage. Il nous apprît que le ministre en personne l’avait appelé pour lui annoncer qu’une réunion urgente avait retenu Son Excellence à Rabat. Il nous informa ensuite, avec un orgueil non dissimulé, qu’il venait d’être nommé directeur des ressources humaines au ministère, sa candidature ayant finalement été acceptée.
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