Plume d'or Inscrit le: 20/8/2011 De: Envois: 1959 |
MON Ă‚NE ET MOI MON Ă‚NE ET MOI
Quand j’étais enfant, l’âne était toujours présent dans ma vie. Il était un élément indispensable dans le paysage animalier qui m’entourait. Mon origine campagnarde l’exigeait, car à cette époque, cet équidé était, à la fois, monture, bête de trait, de somme et signe de distinction sociale ; les pauvres n’en avaient même pas, ou dans les meilleures situations, ils n’en possédaient que des nains, des chétifs ou des haridelles, pour chevaux, tellement squelettiques qu’on pouvait aisément en compter les côtes, les vertèbres et les articulations. Mais comme ma famille se considérait parmi les nanties du bled, dont la richesse s’évaluait aux hectares de terre et au nombre de têtes du cheptel (moutons, chèvres, chamelles, vaches…), j’avais la chance de bien prospecter l’âme à la fois douce et obscure de cet animal. Pour les équidés, en haut de l’échelle, c’était le cheval. Ainsi, un chevalier, héros de la fantasia, au traditionnel bien habillé, sur son cheval ou sa jument élégamment harnachés, faisait tourner les cous. En bas, par contre, il y avait l’âne, qui, s’il était haut, vigoureux et élancé, il ferait office de prestigieuse monture, mais s’il n’avait pas ces qualités, il serait relégué aux besognes domestiques peu considérées. A l’âge de quatre ou cinq ans, commençait ma passion pour cette seconde catégorie pas trop prisée. En effet, nous en avions deux ; l’un bien racé, était, pour mon père, une source de fierté : il s’en servait comme monture : une belle selle avec une paire d’éperons, des brides et des fers aux sabots. C’était un beau spécimen ! L’autre, à l’opposé, était bon à tout faire. L’enfant que j’étais, je m’en éperdais, non par compassion, mais pour satisfaire mes caprices de gosse, sur son dos. Cet âne était de taille moyenne, ses longues oreilles droites étaient, par orgueil, bien dressées. Ses grands yeux ronds n’avaient pas la même couleur : l’un était noir, mais l’autre turquoise ; il était borgne. (Pour nous, tout être borgne était, par préjugé, malicieux et est considéré comme porte-malheur). Il avait un beau front et de larges narines sous une tache blanche (la légende racontait que l’âne, s’était suffi de se blanchir le nez dans le paradis, puis il s’en était retiré, par peur des méchants enfants, qui y étaient). Sa robe noire était lisse et luisante sur le dos et les flancs et plus claire, presque blanche, au ventre. Il était gentil, docile, indolent, mais surtout sobre. Il supportait toute ma vilénie ; je le poussais à galoper en le frappant et le piquant avec un bâton, presque partout. Mais mon obstination se brisait toujours sur le mur de son entêtement. Il ne le faisait qu’à son bon gré et quand il n’avait rien sur le dos. Pour lui, le galop était agrément de liberté. Sa nonchalance me provoquait, m’affolait et me rendait impitoyable. Je le battais, usant du bâton et du talon, mais vainement ; il n’en faisait qu’à sa tête ! Mais avec le temps, il commençait, sous les supplices des punitions, à développer d’étonnantes réactions, à peaufiner de nouvelles stratégies pour contrer mes colères répétées et à même mettre en exécution des plans diaboliques pour me damer le pion, me défier, me rendre ma monnaie, Bref, il vengeait son honneur et sa dignité niés et se venger de moi pour ma malice déchaînée et mes caprices de garçon habité par le vice de la rapidité, que je demandais outrageusement à un animal excédé. Peu à peu, il acquérait de bizarres caractères : sournoiserie, brusquerie, perfidie, coup de gueule, et volonté vindicative… En voilà quelques unes : Quand, à son dos, je partais de chez nous à notre maison de campagne, à environ cinq kilomètres, je renonçais à mon désir de le faire galoper et ne le suppliais que de se taire, de ne pas braire, parce qu’en passant devant une maison où il y avait deux chiens féroces, que je craignais comme la peste, il déployait, exprès, sa gorge et brayait, par pic, pour acharner sur moi les canidés. J’avais beau le frapper sur la tête pour l’en empêcher, il finissait son effroyable braiment, même en séquences découpées. Et le plus étrange, c’était que les féroces « toutous » avaient affaire à moi, et non à lui ! Connivence et conspiration ! Souvent, en été, quand je l’emmenais boire à la source de l’oued, il empruntait un sentier qui serpentait à travers les gros arbres de notre verger, et dès qu’il s’en approchait, il galopait à ce moment-là , le diable de bourricot, non pour me faire plaisir, mais pour me fracasser le crâne ou briser le cou en glissant, comme un boa, sous les énormes branches d’un amandier ou d’un olivier. Il me rasait de son dos, pour courir, comme un fou, vers le grand abreuvoir. Pour son œil unique, toutes les formes noires, plus ou moins proches, étaient d’éventuelles femelles, en chaleur et bien belles ; aussi, se débarrassait-il de moi, en me désarçonnant rudement, pour courir à l’aventure, et que d’immenses prouesses il avait ! Des fois, quand il ne pouvait plus endurer mes cochonneries, il se cabrait ou levait brusquement son derrière, en jetant des coups de pattes dans l’air, pour me faire rouler dans la poussière. J’avais quand même de la chance si j’évitais de si peu ses redoutables sabots, on dirait des « marteaux » d’un boxeur ou d’un champion de kung-fu, pesant plus de cent kilos ! En tout cas, le plus hilarant, est qu’il accomplissait ses coups bas à des moments où je ne les attendais pas et parfois sans motif clair. Il avait bien appris l’arme de l’anticipation et lu correctement mes intentions. Ainsi, il ambitionnait me battre sur mon propre terrain et passait tout de suite à l’action, et quelle action !! Il devenait rétif et tombait brusquement sur les genoux en faisant semblant d’avoir trébuché, puis, comme un diable, il me laissait sur le sol et se sauvait, dans un tourbillon de poussière, allègre de m’avoir eu. Plusieurs fois quand je m’apprêtais à sauter sur son dos, encore sur le sol, il cherchait insidieusement mes pieds pour m’écraser les phalanges. Il ne se privait pas aussi du plaisir de m’écrabouiller contre un rocher rugueux ou de me frotter contre un haut cactus épineux.
Qui, de nous deux, est âne ? Qui, de nous deux, n’est pas bête ? Ce dont je suis certain est que mon baudet était devenu plus méchant, plus malin, plus capricieux et plus intelligent que moi, enfant, adolescent et même adulte pensant, car j’étais cruel avec lui, je n’avais que le bâton pour l’asservir, sans la moindre carotte à lui servir. Maintenant, à mon âge (quinquagénaire), j’aime l’âne et je le respecte pour avoir basculé toutes les idées préconçues (et adore les animaux, toutes espèces confondues.) Je me rends compte que cette bête n’est point bête, puisqu’elle est capable, même par instinct, de s’adapter aux pires des circonstances, au lieu de se soumettre ou disparaître. C’est moi qui suis à plaindre ; je n’ai que de hautaines prétentions contre ses espiègleries et mauvaises intentions. Bravo, bourricot, tu as gagné ! Tu peux alors danser et chanter, quant à moi, je vais apprendre à crier : Han …Han… Han… sans m’arrêter !
26 octobre 2010
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