LA PÉTANQUE - Chapitre 1er
Veille de concours
Sous l’action de l’homme qui l’avait lancée, la boule d’acier roulait lentement vers un cochonnet pour finalement s’arrêter à moins de cinq centimètres de celui-ci. Quand il sortit du rond tracé sur le sol légèrement sablonneux, une lueur de satisfaction illuminait son regard. Raymond s’entraînait à l’écart, en vue du grand concours prévu pour le lendemain lors de la fête communale. Depuis qu’il avait quinze ans, il en avait soixante-treize biens tassés, il ne l’avait manqué que deux fois pour cause de maintien sous les drapeaux lors du conflit franco-algérien.
S’il n’était pas encore le doyen du Club de pétanque, il en était une vedette incontestée, non pour avoir remporté des coupes mais pour le nombre de fois invraisemblable ou il n’était monté sur le podium qu’à la deuxième place. Cela lui avait valu le surnom de Poupou, surnom emprunté au non moins célèbre Raymond Poulidor, maintes fois deuxième derrière le grand Jacques Anquetil.
Notre Raymond ne désarmait pas pour autant persuadé chaque année qu’il pouvait à son tour décrocher la timbale et voir enfin son nom figurer sur le tableau d’honneur du Club.
- Alors, Raymond, tu as la forme pour demain.
C’était Robert, un excellent tireur avec qui il allait faire équipe pour la première fois car leurs deux partenaires respectifs s’étaient éteints pendant le précédent hiver, à presque quinze jours d’intervalle.
Robert n’avait que soixante-cinq ans mais il paraissait aussi vieux que Raymond et sans avoir son aura au sein du Club, son nom figurait pourtant déjà quatre fois au tableau d’honneur.
- J’espère que je ne vais pas te décevoir Robert, pas comme ce pauvre Camille qui doit s’ennuyer là -bas tout seul dans sa tombe.
- Hé, Ray, si on joue ensemble, c’est pour gagner, oui ou non ! rétorqua Robert, devinant dans les paroles de son partenaire un inéluctable sentiment de malchance.
- Je le voudrais bien depuis le temps que je cavale après.
- Alors, disons que c’est comme si c’était fait et nous le ferons pour honorer la mémoire de nos anciens partenaires. Tu sais ce qu’on pourrait faire après ?
- Non, je ne vois pas.
- On ira au cimetière leur montrer la coupe et boire un pastis avec eux.
- Au cimetière ! Tu crois que ce sera apprécié.
- Boudiou, Ray, ne le crie pas sur les toits, le garde-champêtre serait bien capable d’en fermer les grilles.
- Alors, topons là et cochon qui s’en dédira.
Préparatifs
L’antique manège de chevaux de bois, rutilant de toutes ses dorures sous le soleil encore oblique du petit matin, projetait son ombre déformée sur la place du village. Il n’y avait pas grand monde, seuls deux employés communaux finissaient d’installer en haut du mat de cocagne les lots offerts par les commerçants locaux.
Cela allait du traditionnel jambon fumé à la longue mortadelle, entrecoupés de paquets hermétiquement clos qui réservaient parfois d’agréables surprises quand on n’avait pas la malchance de n’y trouver qu’une pince à linge à l’intérieur.
Ce mat de cocagne n’était pas un bon souvenir pour Raymond. Pour ses quatorze ans, il avait décroché un lot, le plus beau, le plus gros même et il l’avait exhibé pour découvrir ensuite qu’il y avait dedans une simple enveloppe qui, une fois décachetée, avait libéré un pli sur lequel était inscrit ‘C’est celui qui le lira qui sera le couillon de la fête’. Depuis cette malheureuse expérience, il n’était plus jamais monté au mat de cocagne.
La fête avait débutée timidement vers les neuf heures et les premiers clients à se presser autour des stands étaient les jeunes du village.
Raymond aussi était là . Sa nuit avait été agitée et s’il avait pu dormir un peu, il n’était pas reposé pour autant. En fait, s’il s’était senti honoré lorsque Robert lui avait demandé d’être son partenaire, il avait peur maintenant de ne pas être à la hauteur de la confiance qu’il lui avait accordée. C’était ce qui le maintenait immobile sur cette place jusqu’à ce qu’une pression sur l’épaule droite le fit se retourner.
- Tiens, c’est toi Maurice. Ca ne te suffit pas de gagner toutes les coupes du canton, qu’il faut que tu viennes en plus augmenter ta collection chez nous.
- Je ne viens que pour le plaisir de te voir.
- Tu dis ça mais soit honnête, si tu peux, tu ne t’en priveras pas.
Maurice était de la même classe que Raymond. Ils avaient fait leur service militaire ensemble. C’était un végétarien qui, lorsqu’il était à table, donnait l’impression de picorer sa nourriture juste ce qu’il fallait pour ne pas mourir d’inanition. Il était aussi maigre que raisonnablement on pouvait l’être. D’aucun disait même que le soleil n’arrivait pas à lui créer une ombre.
Il n’en avait cure car avec son partenaire Désiré, ils formaient une doublette redoutable dont Raymond avait subi plus d’une fois l’emprise. Désiré, par contre, était le contraire de Maurice. Autant ce dernier était filiforme, autant il était rondouillard, affichant une bedaine souvent sujette à plaisanterie. De nature agréable, quand l’enjeu le permettait, il lui arrivait même parfois d’en abuser à son profit.
- Alors, tu le fais ce concours, Raymond ?
- Oui, comme tous les ans, pourquoi ?
- Je ne voudrais pas réveiller de pénibles souvenirs ; tu as trouvé un remplaçant à Camille ?
- Robert m’a demandé d’être son partenaire.
- Fichtre ! Le niveau sera haut cette année. Tu n’aurais pas vu Désiré par hasard.
- Non.
- Alors à tout à l’heure et que le meilleur gagne.
La plupart des manèges étaient maintenant ouverts. Les roues multicolores des loteries sans perdants cliquetaient, estompées par les crépitements des stands de tir à la carabine qui attiraient ses adeptes en mal de se prendre pour un instant en Tartarin de la commune.
Chaque stand avait son plein de clients. Les affaires allaient bon train dans une ambiance grandissante regroupant bon nombre d’habitants de communes voisines pour cette manifestation dont l’origine remontait à fort loin.
Au fil des années, le concours de boules avait supplanté le jeu de quilles dont il ne restait que quelques anciens pour en défendre les vertus. Raymond, tout jeune, s’y était adonné. Son intérêt pour les boules avait finalement pris le dessus d’autant que les fins de parties étaient bien plus animées par le traditionnel pastis que les soirées passées en tête-à -tête à la maison depuis que ses enfants avaient quitté le giron familial.
Madame Raymond, tout le monde la nommait ainsi, acceptait cela avec philosophie. Elle avait toujours évité d’y participer contrairement à certaines de ses amies. Son rôle s’était trop longtemps cantonné à la maison pour élever leurs cinq enfants. Il n’y avait donc aucune raison pour que cela dû changer. Ce n’était pas de la timidité, c’était sa façon de vivre.
Un fumet de barbecue envahissait la place depuis que le carillon de l’église avait marqué les douze coups de midi. La foule guidée par les effluves convergeait vers le terrain de rugby où les stands de restauration étaient installés. Tous les dirigeants, rugby et boules confondus, s’employaient à servir dans des assiettes en carton, merguez ou chipolatas accompagnées de frites qu’ils tiraient de grands chaudrons contenant au moins quarante litres d’huile chacun. On déjeunait à la bonne franquette sur des tables réquisitionnées dans les deux écoles communales.
Les années précédentes, avec Camille et son épouse, Raymond et Marguerite faisaient honneur au banquet mais le décès de son ami et partenaire était encore trop récent pour qu’ils y retrouvent le même plaisir. Raymond était donc rentré manger chez lui.
Marguerite qui était en manque chronique de conversation depuis que ses enfants étaient partis, profitait de ces moments d’intimité pour relater les dernières nouvelles entendues à la radio pendant qu’elle confectionnait ses repas.
- Figures-toi Raymond que ce matin j’ai cru que l’on parlait de toi au poste quand ils ont dit que Poupou, malgré son âge, continuait à faire ses cent kilomètres de vélo par jour.
- Arrête de m’appeler Poupou, surtout pas aujourd’hui. Tu veux me porter la poisse ou quoi !
- Mais non, pas du tout, au contraire je trouve que tu lui ressembles beaucoup. Comme lui, tu es toujours vaillant.
- Grand bien lui fasse. Il n’a pas que je sache des problèmes de tension ni de souffle au cœur.
Marguerite compris qu’il ne fallait pas en rajouter. Raymond était en recherche de concentration. Tout ce qui modifiait son cheminement l’énervait. Ca faisait plus de trente ans que Marguerite n’allait plus le voir jouer aux boules car elle savait que sa présence le déconcentrait. Pourtant, elle lui posa une question à laquelle il ne s’attendait pas.
- Dis Raymond, ça t’ennuierait si, sur les coups de dix-huit heures, je vienne voir la fin du concours.
- Si tu comptes me voir jouer, il faudra que tu sois là bien plus tôt. Jamais je ne me suis senti aussi peu dans mon assiette.
- Tu dis ça à chaque concours et on te retrouve toujours dans le carré final.
- Oui mais jamais sur le podium, dit-il excédé.
- Et alors, est ce que la faute t’incombe. Tu joues en équipe ou quoi.
- Veux-tu dire Marguerite que se serait Camille qui m’a toujours fait perdre ?
- Pas du tout, mais tu dis toujours qu’il y a des parties ou rien ne marche pour l’un comme pour l’autre. Dis-moi le contraire si ce n’est pas vrai.
- Bon d’accord. Mais s’il te plait, tu ne viens que pour regarder.
Raymond faisait allusion à la dernière fois que Marguerite était venue. Il était en finale. Le score affichait une parité parfaite de douze à douze. Alors qu’il ne restait plus qu’une boule à tirer pour avoir la gagne, leur petit dernier s’était mis à hurler. La victoire déjà promise basculait dans le camp des adversaires. Dire qu’il en fut fâché serait un moindre mal. Durant deux jours, il ne desserra pas les dents pour éviter d’employer des mots qu’il aurait regretté plus tard. Pour Marguerite ce fut pire que tout.
A suivre ....